Le National Theatre de Londres donne actuellement La Cerisaie, l’ultime pièce d’Anton Tchekhov.
La mise en scène est de Howard Davis et l’actrice principale, dans le rôle de Ranyevskaya, Zoë Wanamaker, dont nous avions apprécié la direction et l’interprétation de « all my sons ». La pièce fut pour la première fois représentée en janvier 1904, quelques mois avant la mort de l’auteur de tuberculose à l’âge de 44 ans.
Un changement irréversible est en cours en Russie. Le servage a été aboli. Avec retard, le pays s’industrialise, on construit des chemins de fer, on électrifie, on cherche à s’enrichir. Deux personnages incarnent ce changement : Lopakhin, petit fils de paysan asservi, fils d’un misérable échoppier qui n’avait pas même le droit de pénétrer dans la cuisine du seigneur du lieu, est devenu un négociant prospère qui entend faire fructifier son business ; Petya Trofimov est un étudiant attardé qui voit à portée de main un changement radical dans la société. On peut dire que Trofimov préfigure l’idéalisme des soviets d’avant la dictature, et que Lopakhin est le modèle des prédateurs qui s’en donneront à cœur joie après l’implosion de l’Union Soviétique.
Le seigneur du lieu est une femme, Ranyevskaya. Elle revient d’un séjour de dix ans à Paris où elle est allée oublier son fils noyé dans la rivière qui longe l’immense cerisaie du domaine. La famille, son frère Gaev, sa fille Anya et sa fille adoptive Varya, Trofimov, l’ancien répétiteur du fils disparu, et les domestiques, dont le vieux Firs qui regrette l’époque de la servitude où tout était si simple, se retrouve dans la joie et les embrassades. La joie ne dure pas : Lopakhin les met devant la réalité des dettes accumulées : le domaine et sa cerisaie vont être mis aux enchères. Le temps presse. Il propose un plan : il peut rassembler le capital nécessaire pour, une fois la cerisaie abattue, lotir le domaine et y construire des bungalows de vacances au bord de la rivière. C’est le rachat des dettes, et même l’aisance, assurés pour Ranyevskaya et sa famille.
On pourrait demander de l’argent à une lointaine tante très riche, on pourrait marier Varya à Lopakhin. Mais personne ne prend en mains la situation. Ranyevskaya ne se résout pas à la destruction de la cerisaie si belle dans sa blancheur printanière. Le domaine est mis aux enchères, et c’est Lopakhin qui l’acquiert. L’ancien petit fils de serf tient sa revanche, mais celle-ci est amère car il perd, lui aussi, le monde dans lequel il a grandi et auquel il est viscéralement attaché.
Les acteurs sont formidables : Zoë Wanamaker joue une Ranyevskaya tendre, passionnée, séductrice et finalement défaite ; Conleth Hill donne au personnage de Lopakhin une épaisseur humaine que son rôle de capitaliste impitoyable pourrait parfaitement gommer ; James Laurenson, Gaev dans la pièce, fait aimer ce personnage falot qui reconnait lui-même être incapable de penser ; Mark Bonnar met de la passion dans le personnage de Petya Trofimov lorsqu’il dit « toute la Russie est notre cerisaie. La planète entière. Le monde est énorme, magnifique. Plein de potentiel » et lorsqu’il invite Anya à voir dans la cerisaie la souffrance des travailleurs qui l’ont fait grandir au bénéfice de sa famille. Kenneth Granham (Firs, le vieux serviteur nostalgique que tout le monde oubliera lors de l’évacuation finale), Claudia Backley (Varya) Charity Wakefield (Anya) sont tous convaincants.
Le décor, celui d’une datcha dont le bois semble faire corps avec la cerisaie que l’on devine au-delà des fenêtres, est en harmonie avec cette pièce dans lequel ce qui est ne sera plus.
Photo de la pièce par The Guardian, et photo d’une cerisaie du Jerte (Espagne) en fleurs par « transhumances ».