HistoireLivresReligion1 octobre 20161Le problème Spinoza

Dans « Le problème Spinoza » (2012), le psychiatre américain Ivrin D. Yalom fait s’affronter à deux siècles de distance le philosophe hollandais d’ascendance juive portugaise Baruch Spinoza (1632 – 1677) et l’idéologue du parti nazi Alfred Rosenberg (1893 – 1946).

Au milieu du dix-septième siècle, Amsterdam accueillit un grand nombre de Juifs fuyant les régimes ultra-catholiques de l’Europe du sud. En Espagne notamment, les Juifs furent contraints à l’exil ou à la conversion. Mais l’Inquisition continua à rechercher inlassablement, pendant des décennies, les faux convertis ; et une loi de « pureté du sang » interdisait certains emplois à ceux qui avaient une ascendance juive. L’émigration vers les Pays-Bas fut massive. Pour les rabbins, la tâche de re-judéïsation de réfugiés qui avaient été élevés de force dans la culture catholique était immense.

Baruch Espinosa (Spinoza) fut pour ces rabbins un élève surdoué. Mais au lieu d’accepter et de répéter la tradition, il se mit à questionner ce qu’on lui enseignait. Dès l’âge de vingt ans, une étude approfondie de la Tora lui fit relever des contradictions internes : le texte ne pouvait être divin, il était nécessairement l’œuvre de personnes en chair et en os. On peut ainsi voir en Spinoza un pionnier de la critique historique, qui ne s’épanouit vraiment dans les universités catholiques qu’à partir de la seconde moitié du vingtième siècle.

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Portrait imaginé de Spinoza, des années après sa mort

Ne pas créer Dieu à notre image

Spinoza pensait aussi que Dieu ne pouvait être conçu à notre image et qu’on se trompe gravement en projetant sur lui des comportements humains. Un rabbin lui reproche de ne pas psalmodier le texte sacré, mais de le lire avec la même froideur qu’un contrat commercial : Dieu serait irrité de ce comportement impie. Mais ne ravale-t-on pas Dieu à un statut méprisable si on lui attribue des sentiments aussi étriqués ? Cette remarque de Spinoza s’applique totalement aujourd’hui à ceux qui imposent, au nom de Dieu, des interdits alimentaires ou des obligations rituelles.

« Spinoza était le rationaliste suprême. Il voyait un flux interminable de causalités dans le monde (…) Tout est causé par quelque chose qui existait antérieurement, et plus nous nous consacrons à la compréhension de ce réseau de causalité, plus nous sommes libres ». Dieu n’est pas autre chose que la Nature. Les religions sont superstitieuses, parce qu’elles fabriquent Dieu à leur image et prétendent détenir la clé du monde à venir. Or, dit Spinoza, il n’y a rien d’autre que ce monde ci. Il nous faut vivre religieusement – c’est-à-dire chercher Dieu sans cesse par l’entendement sans fin des causes et des effets. Mais il faut apprendre à nous dégager des religions, et aller vers une religion unique, celle de l’intelligence. On reconnait là des thèmes (rationalité, être suprême) qui seront chers à la Révolution française.

On a dit que Spinoza avait été le « premier homme d’occident à vivre ouvertement sans aucun lien religieux », et même sans communauté d’appartenance. Ses idées hérétiques lui valurent l’excommunication : il fut interdit à tout Juif, même de sa famille, de lui adresser la parole, de lire ses écrits et de s’approcher à moins de quatre mètres de lui. Cette situation violente obligea Spinoza à reconstruire son identité, et à vivre une vie d’ascète entre un travail manuel (le polissage de lentilles optiques) et la recherche passionnée de la vérité.

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Alfred Rosenberg au procès de Nüremberg

Une philosophie de la race

Albert Rosenberg, né et éduqué dans la minorité allemande de Reval (Tallin, capitale de l’Estonie alors part de l’empire russe) fut marqué très tôt par lest théories racistes de Houston Stewart Chamberlain. Étudiant à Moscou, il fuya la Russie bolchevique et s’installa à Munich. C’est là qu’il rencontra le parti des travailleurs allemands et celui qui allait en devenir le chef, Adolf Hitler.

Rosenberg se considérait comme un philosophe. Son œuvre majeure fut « le mythe du vingtième siècle », qui fut vendue en Allemagne (mais peut-être pas lue) à des millions d’exemplaires. Ses thèses en sont connues : la race aryenne est supérieure à toutes les autres car elle a la raison du plus fort ; mais elle est menacée de contamination par le sang juif infecté, qui affaiblit chaque jour un peu plus la grande Allemagne ; on ne lutte pas contre cette tuberculose raciale par des demi-mesures, il faut rationaliser l’antisémitisme et organiser l’évacuation d’Allemagne de tous les Juifs qui s’y trouvent.

Selon Yalom, Rosenberg voit en Spinoza un problème, qu’il ne sait comment aborder. Comme lui, Spinoza était un (grand) philosophe ; comme lui, il en appelait à la rationalité ; comme lui, il voyait dans les religions un obstacle à la raison. Comment se fait-il que ce Juif, réputé membre d’une race inférieure, ait pu se hisser à un tel niveau d’intelligence ?

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Irvin Yalom

 

Rosenberg au musée Spinoza de Rijnsburg

Rosenberg est un personnage ambigu. D’un côté c’est un monolithe, un bloc de certitudes. « Il se convainquait lui-même que la force des convictions neutralise la nécessité de l’investigation ». Mais de l’autre, c’est un homme fragile, sujet à des crises de dépression, en proie à la haine des autres dignitaires nazis et surtout ne supportant pas de n’être pas admis dans l’intimité du Führer. Yalom imagine qu’un psychanalyste ami d’enfance de la famille d’Alfred tente, par la thérapie, de l’amener à douter de la validité de ses théories raciales. Si Spinoza fut génial, pourquoi en serait-il autrement de foules d’universitaires, de scientifiques et de philosophes juifs ? Mais c’est en pure perte. Alfred Rosenberg peut être le mouton noir de la nomenklatura nazie, il est néanmoins un fanatique.

Yalom imagine que Rosenberg, à la tête des unités chargées de piller les trésors culturels des communautés juives dans l’Europe envahie, se précipite lui-même au musée Spinoza de Rijnsburg pour faire main basse sur la bibliothèque du philosophe, et tenter ainsi de résoudre le problème Spinoza. L’argument est mince, mais le roman est palpitant, à la fois dans l’exposé de la vie et de la pensée de Spinoza et par la plongée dans la genèse du monstre nazi.

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One comment

  • Dominique Tirmarche

    1 octobre 2016 at 19h27

    merci de cette très belle analyse du livre peut-être le plus romancé et le plus idéologique d’Irvin Yalom. Continue à nous régaler avec » le Jardin d’Epicure » qui est un livre sur l’apprentissage de la vie et de la mort, avec « la méthode Schopenhauer », ou quand la psychothérapie ne cherche plus l’enchainement des causes mais explore le ici et maintenant. Au bonheur de te lire…

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