Dans « Les jougs de Jérémie » (Le Corridor Bleu, 2016, 84 pages), Agnès Gueuret évoque sous forme poétique le prophète comme un « homme de chair et de sang, pris en son temps dans les tourmentes de l’Histoire ».
Jérémie a parfois mauvaise presse. On raille ses « jérémiades », les plaintes que le sac de Jérusalem arrache au prophète impuissant. « Jérémiades » signifie dans le langage courant « plainte, récrimination sans fin et qui importune ».
Dans « les jougs de Jérémie », Agnès Gueuret prend le contrepied de la mièvrerie. Le mot joug nous met sur la piste. « Symbole d’un labeur / acharné, décidé / le joug en ses raideurs / manifeste sans mots / ce qu’exigent l’amour / et sa force inflexible / lorsque surgit l’obstacle / abrupt, incontournable / sur nos chemins de terre. » Jérémie est présenté comme un laboureur qui trace son sillon malgré la pierraille.
Dans une récente interview, Jérôme Cazes dénonçait l’illusion de la finance spéculative, selon laquelle toute position peut se retourner à tout moment. Il l’opposait au travail du laboureur, pour qui changer l’orientation du sillon est chose quasiment impensable. Nous y voilà : Jérémie est un homme debout qui va de l’avant malgré les épreuves.
Sa voix est écoutée par les rois de Juda, petit état indépendant pris en tenaille entre les deux superpuissances que sont alors l’Égypte et Babylone. Lorsque montent les tensions géopolitiques, il prône une entente avec Babylone, à l’opposé de la stratégie nationaliste du gouvernement. Jérusalem est assiégée. « La peur sous les menaces / de guerres, de carnages / a pris Jérusalem ». Jérémie est accusé de pactiser avec l’ennemi, jeté au cachot, menacé de mort. Après la chute de Jérusalem, en 586 avant notre ère, il assiste au désastre : « Le conquérant triait : / ceux-là devaient partir, / ceux-ci devaient rester, / les premiers pour servir / l’étranger victorieux, / les seconds sur nos terres / pour continuer l’ouvrage… »
La voix d’Agnès se superpose à celle du prophète distant de deux millénaires et demi, parfois elle fait corps avec elle, parfois elle s’en distancie. « Que t’ai-je fait mon Dieu / pour que la peur m’étreigne ? » « Sur ton ordre, je dois / crier, tancer, accuser, menacer. / Comprends toi-même ! / Tu me dis d’annoncer / qu’arrive la violence, / la répression sans nom / et c’est moi qui récolte / sarcasmes et outrages, / menaces et supplices ! »
Dans le poème d’Agnès se dresse l’ombre d’un laboureur de la foi, qui se serait indigné : « folie des dictateurs / foule des réfugiés / et – comble d’épouvante – / ces calculs insensés / qui affament les riches, / appauvrissent les pauvres, / et menacent la terre / et sa diversité. » Elle nous dresse l’image d’un homme qui, comme plus tard Jean de la Croix, traversera en croyant la nuit obscure : « Dans ma nuit aujourd’hui, je me tourne vers toi. / Obscure est ma confiance et ma foi insensée. / Mais à toi je consens : / entre tes mains, je me remets. »