« L’ombre du monde, une anthropologie de la condition carcérale », livre de Didier Fassin (Le Seuil, 2015) est probablement l’ouvrage le plus complet à disposition de ceux qui, professionnels ou bénévoles, sont appelés à fréquenter la prison.
« Il est peu d’expériences humaines aussi riches et intenses que celle du monde carcéral, y compris pour le chercheur qui, ne faisant que le traverser sans être du côté de ceux que l’on garde ou de ceux qui les gardent, n’en est pas moins affecté par les solitudes, les détresses, les rigueurs, les violences, les injustices, mais aussi les joies, les fiertés, les solidarités, les amitiés, les mots et les gestes de sollicitude et de respect. » Le visiteur que je suis pourrait souscrire mot pour mot à cette déclaration de Didier Fassin.
Pendant plusieurs années, de 2009 à 2014, Didier Fassin a vécu dans l’intimité de la direction, du personnel et des détenus d’une grosse maison d’arrêt. Il s’étonne du fait que « par un remarquable paradoxe, la prison, lieu de l’enfermement par excellence, est en France un espace ouvert à la recherche ».
Une mine d’informations
« L’ombre du monde » a les qualités d’un manuel. On y trouve une mine d’informations sur la prison, ses acteurs et ses règles. Le lecteur qui, par exemple, cherche à comprendre comment est gérée « l’indigence » y trouvera des explications détaillées non seulement sur la pratique actuelle, mais sur son évolution récente.
Un chapitre est consacré aux objets qui structurent la prison. « L’univers carcéral est fondamentalement un univers matériel. Celui qui entre en prison est dès le premier abord enserré dans cet ensemble compact, répétitif et sonore de murs et de miradors, de couloirs et de grilles, de coursives et de portes, de cours de promenade et de postes de contrôle, de caillebotis obturant les fenêtres et de concertina surplombant des clôtures. » Une place de choix est réservée au téléphone portable, illicite et pourtant omniprésent. « On accumule du capital avec les téléphones, on utilise le tabac comme monnaie. Les objets ont ainsi une vie sociale qui est aussi une vie politique et une vie économique. »
Didier Fassin décrit le quotidien des détenus. « Cette impression de perdre son temps, de ne rien faire d’intéressant, de ne rien apprendre, de réaliser un travail sous-qualifié, de ne cultiver ni son corps ni son esprit, de passer des journées stériles occupées à des gestes insignifiants nourrissait le sentiment d’une existence sans valeur. » Il parle aussi de leurs rêves : « ce à quoi j’aspire, moi, c’est d’aller chercher ma fille le soir à la sortie de l’école, pour qu’elle me raconte ce qu’elle a fait dans la journée. C’est de partir tous les trois avec elle et ma femme le dimanche pique-niquer et s’asseoir au bord de l’eau. Ce sont des rêves simples. »
Policiers vs surveillants
L’auteur établit un parallèle entre deux métiers en contact avec la délinquance : celui de policier et celui de surveillant. « Le policier se déplace pour aller à un endroit où ça ne va pas ; il arrive sur un événement avec un problème ; la relation va nécessairement être conflictuelle. Dans la prison, au contraire, la relation est apaisée ; et elle ne peut que l’être parce que sinon c’est vite très compliqué car ils vivent ensemble ; les surveillants et les détenus sont de ce point de vue à égalité ; ils partagent un même lieu de vie commune. »
Il explique pourquoi la prison, ce n’est pas simplement la conséquence d’une décision de privation de liberté. Le détenu découvre vite qu’il vite en permanence sous la menace de sanctions : le mitard, la privation d’un poste de travail, le rejet d’une demande de formation… En commission disciplinaire, on hésitera toujours à donner raison à un détenu contre la parole d’un surveillant. En cas de doute, on le condamnera quand même avec sursis. Le problème est que la sanction, injuste, reste inscrite au dossier et que les condamnations peuvent s’enchaîner dans un effet boule de neige.
Mais l’anthropologue ne se contente pas d’observer l’intérieur de la prison. Il la met en perspective.
Surreprésentation des milieux défavorisés
Didier Fassin observe que le détenu type est un homme jeune, peu éduqué, de milieu modeste, issu de l’immigration. Un chiffre l’illustre : le risque d’incarcération est multiplié par seize pour les personnes qui interrompent leurs études avant seize ans par rapport à celles qui les poursuivent au-delà de 20 ans. Le chercheur en sciences sociales regrette qu’en France, les statistiques ethno-raciales soient interdites : elles permettraient de mesurer la surreprésentation des non-blancs en prison.
La prison n’existe pas en soi : elle joue une fonction de la société, dont elle restitue une image inversée, une ombre portée. La prison, dit Fassin est un instrument de gestion des inégalités. Sa fonction n’est pas simplement de sanctionner des délits, mais d’apporter une réponse répressive à la question sociale en la fondant sur un argumentaire moral.
L’apprentissage par le détenu de sa place dans la société
« Le surpeuplement d’établissements aux budgets parcimonieux et au personnel insuffisant ; l’incapacité des structures d’assurer le minimum de bien-être en termes d’hygiène et d’intimité ; le déficit chronique d’emploi, de formation et d’enseignement conduisant à un sentiment de vanité ; l’impossibilité d’envisager une mesure d’aménagement et de réinsertion pour les trois quarts des détenus faute de moyens humains ; l’omniprésente menace de sanctions en cas de dérogation aux règles ou de protestation contre une injustice ; tous ces éléments participent de l’apprentissage par les détenus de leur place dans la société. »
Le réquisitoire est cruel. Mais il mérite d’être entendu par des responsables politiques qui persistent dans la voie du tout-carcéral, alors que l’expérience d’autres pays (Allemagne, Pays-Bas, Finlande…) montre que l’accompagnement en milieu ouvert donne de meilleurs résultats. Il proteste en particulier contre l’incarcération pour des délits comme la consommation de cannabis ou la conduite sans permis, parfois des mois après le jugement, avec comme effet la perte du travail, la déstabilisation de la famille et la désocialisation.
Une réflexion sur « L’ombre du monde »