JusticeLivres25 janvier 20161Surveiller et punir, naissance de la prison

Publié il y a quarante ans, le livre de Michel Foucault intitulé « surveiller et punir, naissance de la prison » reste une référence incontournable pour toute réflexion en profondeur sur l’institution carcérale.

Le livre s’ouvre par la description insoutenable des tortures infligées sur l’échafaud, devant une grande masse de badauds, à un criminel nommé Damiens. C’était en 1757. En France et ailleurs en Europe, le crime est considéré comme une injure personnelle au souverain. Celui-ci se venge de la violence symbolique subie du fait du crime par un déchainement de violence sur l’échafaud. Or, entre la fin du dix-huitième siècle et le début du dix-neuvième, disparait « en quelques années le corps supplicié, dépecé, amputé, symboliquement marqué au visage ou à l’épaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle. »

Les penseurs des Lumières reprochent à la justice royale d’être irrégulière : elle ne s’applique pas de la même manière à tous les citoyens, certains bénéficiant de privilèges et le roi d’un droit de grâce. Ils rêvent d’une égalité de tous devant la loi, d’un châtiment spécifique pour chaque forme de délit ou de crime, et aussi d’un châtiment « qui agisse en profondeur sur le cœur, la pensée, la volonté, les dispositions », c’est-à-dire qui permette au condamné de se réformer et de redevenir sujet de droit.

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Michel Foucault

Mieux punir

Il s’agit de « faire de la punition et de la répression des illégalismes une fonction régulière coextensive à la société ; non pas moins punir mais punir mieux ; punir avec une sévérité atténuée, peut-être, mais pour punir avec plus de d’universalité et de nécessité ; insérer le pouvoir de punir plus profondément dans le corps social (…) On veut mettre en circulation, dans tout le corps social, des signes de punition exactement ajustés, sans excès ni lacunes, sans « dépense » de pouvoir mais sans timidité.

Geôles et cachots existaient avant la première moitié du dix-neuvième siècle. Mais la peine de prison, dûment codifiée, date de cette époque. Les réformateurs des Lumières ne pensaient pas en faire, à côté de la peine de mort, la peine par excellence. Mais l’emprisonnement s’est imposé presque naturellement. La peine de prison fonctionne en effet comme une sorte de « monnaie » fongible par laquelle on « paie » sa dette à la société par un montant (exprimé en jours, en mois et en années) proportionnel à la gravité de l’illégalisme puni. Elle est donc facilement utilisable par les juges.

Mais ce n’est pas la seule raison qui explique pourquoi, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet se sont construits partout en France des lieux de privation de liberté où, bien vite, on a enfermé entre 40.000 et 43.000 prévenus et condamnés, soit 170 pour 100.000 habitants (à titre de comparaison, environ 40% de plus qu’actuellement).

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Ecole Nationale de l’Administration Pénitentiaire, à Agen

L’école, la caserne, l’atelier, la prison

Michel Foucault met en relation la naissance de la prison avec celle de la caserne, de l’école, et de l’atelier, trois lieux où s’appliquent des disciplines de dressage des corps. « Comment la prison ne serait-elle pas immédiatement acceptée puisqu’elle ne fait, en enfermant, en redressant, en rendant docile, que reproduire, quitte à les accentuer un peu, tous les mécanismes qu’on trouve dans le corps social ? La prison : une caserne un peu triste, une école sans indulgence, un sombre atelier, mais, à la limite, rien de qualitativement différent. »

Dès l’origine, donc dès le début du dix-neuvième siècle, les observateurs ont critiqué l’idée d’un enfermement pénal. « Parce qu’il est incapable de répondre à la spécificité des crimes. Parce qu’il est dépourvu d’effets sur le public. Parce qu’il est inutile à la société, nuisible même : il est coûteux, il entretient les condamnés dans l’oisiveté, il multiplie leurs vices. Parce que l’accomplissement d’une telle peine est difficile à contrôler et qu’on risque d’exposer les détenus à l’arbitraire de leurs gardiens (…) »

Pourtant, dit Foucault, « il faut s’étonner que depuis 150 ans, la proclamation de l’échec de la prison se soit toujours accompagnée de son maintien (…) On sait tous les inconvénients de la prison, et qu’elle est dangereuse quand elle n’est pas inutile. Et pourtant, on ne « voit » pas par quoi la remplacer. Elle est la détestable solution, dont on ne saurait faire l’économie. »

Barak Obama visite une prison fédérale le 15 juillet 2015
Barak Obama visite une prison fédérale le 15 juillet 2015

Résistance de la prison

Il faut donc, dit Foucault, expliquer l’’extrême solidité de la prison, « cette mince invention décriée pourtant dès sa naissance ». Selon lui, ce qui résiste, ce n’est pas la sanction pénale, mais le fait que la prison place une catégorie de population sous surveillance et lui impose des disciplines. Surveillance et disciplines sont les innovations qui ont permis la scolarisation massive des enfants, qui ont rendu possible la révolution industrielle dans les usines, qui ont accru la force des armées, qui ont fait de l’hôpital un lieu de soin et de multiplication du savoir médical.

À l’école, à la caserne, à l’usine et à l’hôpital, il s’agit de classer les individus comme Linné classifiait les espèces, de discriminer les bons et les mauvais, d’exercer une pression constante à base de sanctions et de récompenses pour que les énergies aillent dans le même sens. Le même principe fonctionne pour la prison, avec une importance particulière accordée à la surveillance. Foucault évoque le système « panoptique » de Bentham. « Le Panoptique est une machine à dissocier le couple voir – être vu : dans l’anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans jamais être vu. » L’architecture des prisons, souvent conçue en étoile, est d’essence panoptique (cette fonction étant remplacée, dans les établissements récents, par la vidéo—surveillance).

 

Vers un déclin de la prison ?

Selon Foucault, la volonté de prévenir la délinquance, de mettre les condamnés en condition de s’amender et de renoncer au crime, n’est pas centrale dans l’institution carcérale. C’est la surveillance qui occupe cette position. Dans sa vision, peut-être cynique, la société a intérêt à laisser se développer en prison un milieu délinquant car, entre les murs, il est possible d’observer les individus criminels, de recruter des indicateurs, de laisser se solidifier un « milieu » qu’on peut d’autant mieux surveiller à l’extérieur qu’on l’a mis en fiches à l’intérieur.

Michel Foucault n’excluait pas, en 1975, que la prison perde de l’importance. Il voyait deux raisons à cela. Tout d’abord, la solidification en prison de la délinquance peut s’avérer dangereuse et échapper au contrôle (on pense aujourd’hui à la radicalisation islamiste). Mais surtout, « à mesure que la médecine, la psychologie, l’éducation, l’assistance, le « travail social » prennent une part plus grande des pouvoirs de contrôle et de sanction, en retour l’appareil pénal pourra se médicaliser, se psychologiser, se pédagogiser ; et du coup devient moins utile cette charnière que constitue la prison (…) Au milieu de tous ces dispositifs de normalisation qui se resserrent, la spécificité de la prison et son rôle de joint perdent de leur raison d’être. »

 

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