Livres23 décembre 20110There But For The

 

“There but for the”, roman d’Ali Smith (Hamish Hamilton, 2011) est l’un des livres remarquables de l’année 2011. Son titre est les premiers mots d’une expression toute faite : « there but for the grace of God go I » (je ne vais là que par la grâce de Dieu). Il indique en lui-même l’esprit de l’ouvrage, dans lequel la trituration du langage tient une place de choix.

 Brooke Bayoude est une petite fille de 10 ans, délurée et « clever » (intelligente) au point de se définir comme « cleverist », consacrée à l’intelligence comme un « artist » se consacre à l’art. Elle tient sur un carnet Moleskine un journal intitulé « le fait est », où elle accumule des annotations sur les faits avérés qu’elle rencontre dans sa vie. Son cadre de vie est Greenwich, un faubourg de Londres en aval de la City sur la Tamise. Greenwich est un site extraordinaire. La ville est partagée par le méridien, une partie dans l’hémisphère ouest, une partie à l’est. Elle comporte un observatoire, qui permet de regarder les étoiles, ou bien de grossir des scènes de rue. Elle est traversée par les flots de la Tamise, mais aussi par les flots de l’histoire. Un tunnel piétonnier permet de se rendre dur l’autre rive à pieds secs. Un bateau musée, le Cutty Sark, a été détruit par un incendie mais est en cours de restauration.

 « Le fait est » qu’il se passe des choses extraordinaires à Greenwich. Brooke participe avec ses parents à un dîner chez les Lees. Parmi les convives se trouve Mark Palmer, qui a lui-même amené un homme qu’il connaît depuis quelques jours, Miles Garth. Au moment du dessert, Miles monte à l’étage et s’enferme dans la chambre d’amis. Lorsqu’à bout de patience, quelques semaines plus tard, ses hôtes involontaires finissent par parler à la presse, Miles se transforme en « Milo » et une véritable foule se rassemble sous la fenêtre close, attendant du mystérieux ermite un oracle ou une guérison. On monte des tentes, on vend des objets souvenirs.

 Ali Smith imagine une fable dans la veine du « Baron Perché » d’Italo Calvino, absurde et réjouissante. Mais la fable est aussi troublante. Alors que le Baron Perché était au centre du roman de Calvino, Garth est le point autour duquel se concentre la foule, mais il est comme absent. La fillette Brooke est présente tout au long du roman, mais elle ne le cristallise pas. Les personnages sont attachés les uns aux autres par des liens qui peuvent remonter à des dizaines d’années mais aucune structure ne les maintient ensemble et ils sont finalement très seuls.

 L’un des personnages du roman, Anna, vient de démissionner de son poste de travailleur social dans un centre d’accueil de travailleurs émigrés, Centre for Temporary Permanence. Elle était pourtant bien notée par ses supérieurs, qui jugeaient « qu’elle avait exactement la bonne attitude de présence absente ». C’est exactement l’attitude de Garth : il est bien là, dans la chambre d’amis, occupé à parcourir 3000 miles sur un vélo d’appartement immobile, mais s’il était absent, la foule pourrait tout aussi bien le croire présent.

 Les personnages du roman, Brooke en tête, jouent avec les mots : « Observatory » devient ainsi « Observe a Tory », Observe un Conservateur ! Lors de sa rencontre avec Mark, l’homme qui l’invitera au dîner chez les Lees, Miles Garth joue avec le mot « but », (mais) : « ce que j’aime particulièrement avec le mot « mais », maintenant que j’y pense, c’est qu’il vous emmène toujours sur une voie de traverse, et que là où il vous emmène est toujours intéressant ».

 Pendant le dîner que Garth quittera pour se cloîtrer dans la chambre d’amis, un convive parle du charme d’Internet : « son charme est une sorte de tromperie qui parle d’une nouvelle manière de se sentir seul, un semblant de plénitude mais en réalité un nouveau niveau de l’enfer de Dante, un cimetière rempli de zombies, plein de faux indices, de fausse beauté, faux pathos, de fausse douleur, les visages de marionnettes, hommes et femmes du monde entier occupés à se branler de site en site, une grande mer de bas fonds cachés. De plus en plus, le pressant dilemme humain : comment se frayer un chemin propre entre les obscénités. »

 Le roman  charrie les joies et les désespoirs de personnes que le langage réunit et sépare. Isolé pendant des mois dans la chambre d’amis, Miles Garth devenu Milo fait une cure de silence.

 

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