Le livre de Siddharta Mukherjee, « The Emperor of All Maladies , a biography of cancer » (l’empereur de toutes les maladies, une biographie du cancer, Harper Collins, 2011) est l’un des meilleurs qu’il m’ait été donné de lire.
Siddharta Mukherjee, né en 1970 à New Delhi, est oncologiste et professeur à l’Université de Columbia. Il dit de son livre : « c’est une « biographie » dans le sens le plus vrai du terme – une tentative pour entrer dans l’esprit de cette maladie immortelle, pour comprendre sa personnalité, pour démystifier son comportement. Mais mon but ultime et de soulever une question au-delà de la biographie : la fin du cancer est-elle possible dans le futur ? Est-il possible d’éradiquer cette maladie de nos corps et de nos sociétés pour toujours ? »
Pour ne pas faire languir les lecteurs de « transhumances », disons tout de suite que non, le cancer ne sera jamais éradiqué, parce que les lois qui gouvernent le cancer (ou plutôt les multiples formes de cancer) répondent à des scénarios génétiques très proches de ceux qui gèrent la vie « normale » : la croissance, la réaction aux accidents, le vieillissement. En revanche, on commence à obtenir d’excellents résultats pour ajouter des années de vie saine à des personnes que la maladie aurait terrassées dans leur jeune âge.
Cette « biographie du cancer » est inclassable. C’est un livre d’histoire, qui nous parle des premiers témoignages sur l’existence de la maladie dans les hiéroglyphes de l’Egypte ancienne ; du nom donné par les Grecs à cette maladie, « onkos », masse ; de l’interprétation de cette maladie par Galen vers 130 de notre ère comme une « humeur noire » circulant dans le sang (de fait, le cancer « circule » dans le corps) ; des chirurgies mutilantes commencées au dix-neuvième siècle ; de l’invention de la chimiothérapie par Sidney Farber à partir de 1947 ; de la radiothérapie ; des découvertes dans le domaine de la génétique dans les années quatre vingt dix.
C’est aussi un excellent livre de vulgarisation scientifique, qui parvient à expliquer de manière claire les altérations génétiques qui transmettent aux cellules l’ordre de se diviser sans limite et inhibent les instructions de cesser cette division.
C’est un livre d’épistémologie, qui montre comment progresse la science, à base de déductions logiques, de ténacité mais aussi de curiosité. Il cite l’empoisonnement au gaz moutarde de marins à Bari pendant la seconde guerre mondiale. Le gaz avait décimé leurs globules blancs : pourquoi ne pas utiliser un agent chimique semblable pour tuer les cancers des cellules blanches du sang ? Il y a parfois dans le livre comme une ambiance de roman policier : on trouve des indices, on émet des hypothèses, on se trompe et soudain on trouve quelque chose d’inattendu qui révolutionne les connaissances.
C’est un livre politique. En 1971, le président républicain Richard Nixon déclara « la guerre au cancer », ce qui ne manque pas d’évoquer la « guerre au terrorisme » qu’un autre président républicain déclara exactement trente ans plus tard. Il recherchait un grand projet analogue à la conquête de la lune par Kennedy. « Impatient, agressif et focalisé sur les objectifs, Richard Milhous Nixon était de manière inhérente favorable aux projets impatients, agressifs et focalisés sur les objectifs ». Séduit par l’oncologiste Sidney Farber et par la lobbyiste Mary Lasker, il débloqua des millions de dollars pour des projets tous destinés à tester de nouveaux médicaments. Les résultats furent désastreux : ce n’est que vingt ans plus tard que la recherche fondamentale, tant méprisée par le président, permit d’entrer dans l’intelligence de la logique du cancer et de rechercher des drogues sélectives adaptées à chaque avatar de la maladie. Sol Spiegelman, un oncologue de l’Université de Columbia l’avait prédit : « un effort généralisé à ce moment serait comme essayer de poser un homme sur la lune sans connaître les lois de la gravité de Newton ».
Dans la même veine, le livre décrit l’incroyable combat pour faire reconnaître le tabac comme une cause majeure du cancer, face à un lobby de producteurs parfaitement informés de la nocivité de leur produit mais bien décidés à empêcher par tous les moyens l’adoption d’une législation préventive. Ils ont depuis redéployé leurs activités dans les pays en développement, où la fréquence des cancers est une marée montante.
C’est un livre d’aventure humaine. Du début à la fin, Mukherjee suit les tribulations de Carla Reed, 34 ans, éducatrice dans un jardin d’enfant, mère de trois enfants, arrivée le 19 mai 2004 à l’hôpital frappée d’une leucémie foudroyante. Mukherjee est nourri de littérature. Dans chaque chapitre, on trouve des portraits de médecins, de chercheurs, d’avocats, et naturellement de malades qui sont les héros connus ou anonymes de la lutte incessante contre les cancers.
L’auteur préféré de Mukherjee est Primo Levi, un ingénieur chimiste rescapé des camps nazis qui les décrivit avec un détachement scientifique tel qu’il rendait son témoignage poignant et insoutenable. Il cite aussi Susan Sontag, elle-même victime du cancer dans « la maladie comme métaphore » : « la maladie est le côté-nuit de la vie, une citoyenneté plus lourde. Quiconque est né porte une citoyenneté duale, dans le monde du sain et dans le monde du malade. Bien que nous préférions tous utiliser le premier passeport, tôt ou tard, chacun de nous est obligé, au moins pour une période, à nous identifier comme citoyens de cet autre lieu. »
Enfin, ce livre est magnifiquement écrit, avec une belle langue vibrante de l’émotion du chercheur qui s’émerveille de ce qu’il découvre et du clinicien éprouvé par ses échecs et ému des guérisons. Je cite un passage en anglais : « If one listens closely, there are organizational principles. The language of cancer is grammatical, methodical, and even – I hesitate to write – quite beautiful. Genes talk to genes and pathways to pathways in perfect pitch, producing a familiar yet foreign music that rolls faster and faster into a lethal rhythm, Underneath what might seem like overwhelming diversity is a deep genetic unity” (si on écoute attentivement, il y a des principes organisationnels. Le langage du cancer est grammatical, méthodique et même – j’hésite à l’écrire – assez beau. Les gènes parlent aux gènes et les chemins aux chemins sur exactement le même ton, produisant une musique familière et pourtant étrangère qui roule de plus en plus vite sur un rythme mortel. Sous ce qui peut sembler une diversité qui nous dépasse, il y a une profonde unité génétique).