2084, la fin du monde

Dans « 2084, la fin du monde » (Gallimard, 2015), l’écrivain algérien Boualem Salem décrit une dictature religieuse sans frontières de temps ni de lieu. Son livre, magnifiquement écrit, fait froid dans le dos.

Ce serait en 2084 qu’une guerre sainte aurait assuré le triomphe définitif de Yölah et de son délégué, Abi. À vrai dire, les dates n’ont plus d’importance puisque « les temps avaient changé, selon la Promesse primordiale, un autre monde était né, dans une terre purifiée, consacrée à la vérité, sous le regard de Dieu et d’Abi, il fallait tout renommer, tout réécrire, de sorte que la vie nouvelle ne soit d’aucune manière entachée par l’Histoire passée désormais caduque, effacée comme n’ayant jamais existé. »

Abiland, la terre d’Abi, est un monde totalement immobile, figé, où tout est fait pour éviter que l’avenir soit autre chose que la stricte réplique du passé. Les habitants d’Abiland sont subjugués, écrasés par la majesté du pouvoir et sa formidable violence ; ils vivent dans « l’absolue et réconfortante soumission au néant ». Leur réalité c’est la non-vie ou la morte-vie. Ils y trouvent une sorte de bonheur, n’ayant aucune question existentielle à se poser et vivant dans la douce torpeur de la soumission.

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Boualem Sansal

Une terreur omniprésente

En Abiland, la science n’a pas droit de cité. Il en résulte une « misère pantagruélique », écrit Salem sous forme d’oxymore. Les habitants vivent dans un dénuement extrême, à l’exception d’une élite qui est au contraire richissime. L’idée même de révolte ou de liberté est impossible, tant la répression qui conduit au stade des milliers de « mécréants » pour y être publiquement exécutés est féroce et omniprésente. Le Système « a compris que la vraie religion ne peut rien être d’autre que la bigoterie bien réglée, érigée en monopole et maintenue par la terreur omniprésente ».

Le cynisme règne en maître. Sur la grande place de la capitale, un vieux badaud dit « avoir eu lui-même un fils qui avait échappé au stade en se portant volontaire pour aller dire bonjour à l’Ennemi. « Il est mort en martyr, ce qui me vaut une belle pension et la priorité dans les magasins de l’État », dit-il fièrement en éclatant de rire. »

Existe-t-il une frontière ?

Le fil directeur du roman est un homme ordinaire, Ati, miraculeusement rescapé d’un sanatorium aux confins de l’Abiland. Le mot « confins » est d’ailleurs inapproprié, car la terre de Yölah et d’Abi est censée couvrir la planète entière. Existe-t-il une frontière ? Si elle existe, qu’y a-t-il au-delà ? « L’existence d’une frontière était bouleversante. Le monde serait donc divisé, divisible, l’humanité multiple ? Depuis quand ? ».

Le simple fait de se poser la question constitue une hérésie dangereuse : « pour des gens qui ne sont jamais sortis de leur peur, l’ailleurs est un abîme ». Ati n’aura de cesse de tenter de comprendre le monde dans lequel il vit, au risque que cette liberté le conduise à se fracasser dans l’abîme.

Le livre de Boualem Salem est écrit dans une langue magnifique. Il y est beaucoup question du pouvoir phénoménal de la langue. Les dirigeants de l’Abiland ont créé artificiellement une « abilang », une langue raccourcie, rapetissée, qui se voulait à l’origine « une langue militaire, conçue pour inculquer la rigidité, la concision, l’obéissance et l’amour de la mort ». Comme la « novlang » d’Orwell dans « 1984 », elle avait été créée en laboratoire et « avait le pouvoir d’annihiler chez le locuteur la volonté et la curiosité ». Elle était maintenant promue et rendue obligatoire par « le haut-commissariat à l’abilang et à l’abilanguisation, adversaire du multilinguisme source de relativisme et d’impiété ».

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Faire table rase du passé : temple dynamité par Daech à Palmyre

La mort, c’est la vie

« 2084 la fin du monde » se situe dans le droit fil du roman d’Orwell. Les dirigeants d’Abiland « prirent pour base de leur philosophie les trois principes qui ont présidé à la création du système politique de l’Angsoc : « la guerre c’est la paix », « la liberté c’est l’esclavage », « l’ignorance c’est la force » ; ils ont ajouté trois principes de leur cru : « la mort c’est la vie », « le mensonge c’est la vérité », « la logique, c’est l’absurde » ».

La religion de Yölah et d’Abi ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Islam radical que tentent d’imposer par les armes et la terreur les intégristes. Boualem Salem décrit ainsi cette filiation : elle « viendrait de loin, du dérèglement d’une religion ancienne qui jadis avait pu faire les honneurs et les honneurs de maintes grandes tribus des déserts et des plaines, dont les ressorts et les pignons avaient été cassés par l’usage violent et discordant qui en avait été fait au cours des siècles, aggravé par l’absence de réparateurs compétents et de guides attentifs. »

Orwell décrivait une dictature universelle communiste rêvant d’immortalité au prix d’une féroce guerre externe et interne, celle qui survit aujourd’hui en Corée du Nord. Ce sont les mêmes principes qui gouvernent l’Abiland décrit par Salem. On peut regretter que le récit, palpitant au début, s’enlise vers la fin du roman. Mais la description des fantasmes qui circulent dans la tête des fanatiques religieux aujourd’hui est remarquable.

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