En 1992, l’historien Prosper Ève publiait « Île à peur » (Océan Éditions), ouvrage dans lesquelles il montrait comment des peurs ancestrales façonnaient encore la société réunionnaise. Qu’en est-il aujourd’hui, un quart de siècle plus tard ?
La Réunion, petite île de 2.500km² isolée dans l’Océan Indien, a fréquemment été frappée par des calamités. Des cyclones ravagent les habitations et les récoltes. Des épidémies de variole et de choléra ont régulièrement fauché des milliers de vies, jusqu’à la grippe espagnole en 1919. « Aujourd’hui encore, dit l’auteur, la maladie est souvent considérée comme n’ayant pas une cause naturelle. On croit qu’elle résulte de l’intervention d’un esprit, de l’exercice d’une vengeance. La croyance en la sorcellerie ne fléchit pas. »
Les premiers chapitres sont consacrés au souvenir de l’esclavage et de l’engagisme (l’engagement sous contrat de travailleurs nommément libres venus principalement d’Inde). Selon Prosper Ève, malgré les nombreuses générations qui nous séparent de la période de l’engagisme, le traumatisme de l’asservissement explique encore des comportements. « L’esclavage et l’engagisme nous ont laissé la peur de l’Autre. Comment expliquer d’ailleurs l’impossible face à face entre Réunionnais ? Le Réunionnais supporte mal le regard de l’Autre, car, face à l’Autre, il est toujours dans une situation équivoque. »
La peur de l’esclave envers son maître
Il faut dire que le traumatisme est profond. « L’esclavage n’est pas un système particulièrement doux, écrit l’auteur. Celui qui est au sommet de la hiérarchie sociale doit tout faire pour rester à sa place et ne jamais perdre la face. Il y va de la survie du système. Celui qui est à la base, qu’il le veuille ou non, lui fait peur. Le maître est condamné à tenir l’esclave en laisse. Il a constamment peur que ce dernier désobéisse à ses ordres, sorte de passivité, se révolte. Dans ce système, l’homme est un loup pour l’homme. »
Prosper Ève cite des documents d’archive sur les actes de barbarie dont les esclaves pouvaient être l’objet de la part de leurs maîtres. Il cite l’ouvrage « Les Marrons », de Louis T Houat (1988). L’esclave malgache Ancime s’exprime ainsi : « Ah Frères, on vous bat, on vous écorche… On vous fait mourir de faim ou de coups… Cela fait mal, c’est vrai ! Mais quand on prend votre femme, vos petits enfants, on les vend à l’enchère publique…on les bat tout nus devant les yeux de tout le monde oh ! c’est plus que de la souffrance ! le corps ne sent plus rien, et pourtant bon dieu ! On sent tant de mal qu’on voudrait tuer quelqu’un ou bien se faire mourir… »
Il commente : « Les esclaves comme les engagés ont été élevés à la pire école de formation des hommes. Ils ont fait une triste expérience. À force d’avoir été punis, la plupart d’entre eux et leurs descendants, ils vont croire que toute faute commise, même par un enfant, doit être sévèrement punie. Ils vont maltraiter leurs enfants comme des bêtes, ne leur pardonnant aucun écart, en les rouant de coups avec du rotin, des nerfs de bœuf, en les obligeant à s’agenouiller pendant des heures sur des graines de filaos ou sur une poignée de gros sel de cuisine et à porter sur leur tête un vieux pot de chambre ou une pierre de deux kilogrammes au moins. »
La peur du maître envers l’esclave
À la peur que le maître instille chez l’esclave répond celle du maître, pour qui tout esclave est un être dangereux. Ce qui le terrorise avant tout, c’est le risque d’être empoisonné. Les esclaves, puis les engagés, possédaient un savoir en termes de plantes médicinales, dont l’administration était parfois accompagnée de rites incantatoires ou magiques. Les maîtres et les prêtres catholiques n’eurent de cesse de combattre ce savoir dangereux, classé comme « sorcellerie ».
« Comme dans toutes les terres à esclaves, dit Prosper Ève, le poison semble rôder et agir sourdement. Il est une arme redoutable entre leurs mains. Est-il besoin d’évoquer cette thèse de Victor Schœlcher ? « Le poison est à l ‘esclave ce que le fouet est au maître une force morale, le Noir travaille, crainte du fouet, le Blanc abuse moins, crainte du poison »
La culture réunionnaise
Prosper Ève voit dans ce passé douloureux des traits qui caractériseraient, aujourd’hui encore, la culture réunionnaise : un certain fatalisme, accompagné d’une croyance en des pratiques magiques permettant de conjurer le sort ; une méfiance instinctive en l’autre, rendant difficile des pratiques collaboratives ; j’ajouterais une aversion au risque rendant rare l’entrepreneuriat.
La départementalisation, la réduction de l’isolement par Internet et les voyages aériens, la manifestation de la solidarité nationale, comme dans le cas de l’épidémie de chikungunya, le côtoiement quotidien de « métros » venus s’installer pour quelques années ou pour toujours ont-ils changé la donne ? En grande partie certainement. Dans quelle mesure ? La question reste ouverte.