Dans « le mystère de la Charité de Jeanne d’Arc » (1910), Charles Péguy exprime l’horreur que lui inspire l’idée d’enfer et de damnation.
J’ai eu envie de lire ce texte après avoir vu le film « Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc » de Bruno Dumont. Il s’agit d’un mystère lyrique qui, en 1425, met face à face Jeanne, bergère rongée de doutes, qui porte sa détresse « jusqu’au dernier fond de l’âme » et Madame Gervaise, une jeune femme de son village qui s’est faite religieuse au désespoir de ses parents.
Le texte de Péguy se lit comme un songe éveillé, avec d’insistantes répétitions et une progression en spirale.
Le cri déchirant du Christ agonisant
Au cœur du « mystère » se trouve la mort du Christ, et plus précisément le cri déchirant qu’il poussa avant d’expirer :
« Il n’avait pas crié sous la face parjure ;
Il n’avait pas crié sus les faces d’injure ;
Il n’avait pas crié sous les faces des bourreaux romains.
Alors pourquoi cria-t-il ? Devant quoi cria-t-il ? »
La réponse, presque blasphématoire (ce qui anticipe le procès en hérésie de Jeanne à Rouen), est que Jésus n’a pas fait totalement son métier, puisque, venu sauver les âmes, il n’a rien pu pour les damnés.
Le sort de ceux qui, par le Jugement, sont condamnés à l’enfer éternel, est pour Jeanne un sujet de supplice : « je sais que la damnation va comme un flot montant où les âmes se noient, lui dit Madame Gervaise. Et je sais que ton âme est douloureuse à mort, quand tu vois l’éternelle, la croissante damnation éternelle des âmes. » « Ce n’est plus la terre qui prépare à l’enfer. C’est l’enfer même qui redéborde sur terre. »
L’enfer, c’est le résultat d’une condamnation (une con-damnation) définitive. Lors du Jugement s’effectue un tri sans appel et sans retour en arrière entre élus et damnés.
Une souffrance définitivement vaine et vide
La souffrance de ceux qui sont élus porte du sens. « Elle devient de la même sorte, de la même race, de la même famille que la souffrance de Jésus-Christ. Elle devient la sœur de la souffrance de Jésus-Christ. Elle devient de la souffrance en communion. »
En revanche, la souffrance de ceux que le Jugement a définitivement voués à la damnation est inévitablement perdue. « Il y a une souffrance qui ne sert pas, qui ne sert éternellement pas. Qui est toujours vaine, vide, qui est toujours creuse, toujours inutile, toujours stérile, toujours non appelée, toute, toujours, éternellement toute, éternellement toujours, quoiqu’ils veuillent (…) Eux autres, les malheureux, ils n’ont pas le droit d’être en croix. »
En quoi consiste cette souffrance ? « Tous ceux que j’aimais sont absents de moi-même, dit Jeanne. » Et Madame Gervaise : « la damnation, c’est cela ; c’est cela la perdition même, cette absence qui ne s’éteindra jamais. »
Sur le point de mourir, Jésus hurle de désespoir de n’avoir pu éviter cet énorme gâchis. Aurait-il dû se damner pour sauver davantage d’âmes ? C’est en tout cas la tentation de Jeanne :
Et s’il faut, pour sauver de l’Absence éternelle
Les âmes des damnés s’affolant de l’Absence ;
Laisser longtemps mon âme à la souffrance humaine,
Qu’elle reste vivante en la souffrance humaine.
Le cruel scandale des religions
Les religions promettent volontiers le Paradis aux adeptes. Elles vouent souvent aux gémonies les incroyants. C’est pourtant là qu’elles sont scandaleuses : en affirmant, comme article de foi, qu’une partie des humains est vouée pour l’éternité à l’indicible souffrance d’une Absence inutile.
Devenir areligieux, c’est d’abord se mettre à distance de ce mythe terrifiant qu’est l’enfer. Malgré sa conversion au catholicisme, Charles Péguy avait bien senti la profondeur abyssale de cette faille.
En écho à cette » indicible souffrance » , Luther, dans » la liberté du chrétien », tient un discours puissamment libérateur puisque, pour lui » aucune œuvre n’est nécessaire au chrétien pour son salut »…. »car il est déjà rassuré et sauvé par sa foi et par la grâce de Dieu « . Un progrès !