Engagement relationnel et bénévolat en prison

Bernard Petitgas a récemment soutenu une thèse de sociologie intitulée : « Engagement relationnel et bénévolat en milieu carcéral. Du don et de la reconnaissance en institution totalisante ». Une caractéristique remarquable de ce travail est que l’auteur a effectué son parcours universitaire, de la licence au doctorat, alors qu’il était détenu au centre de détention de Caen.

Bernard Petitgas a été détenu pendant 12 ans. Sa libération est intervenue pratiquement au moment où il achevait le cycle de ses études en sociologie, effectué avec l’aide active de bénévoles.

Il s’interroge longuement sur la compatibilité entre le statut de chercheur et celui de détenu. Le chercheur peut-il avoir un recul suffisant lorsqu’il est immergé en permanence dans son terrain d’observation ? Pour le lecteur profane, l’affleurement permanente du vécu dans le texte rend ce travail, parfois d’approche ardue, absolument passionnant.

Bernard Petitgas lors d’une intervention à Roanne

L’institution totalisante

L’auteur parsème son travail d’observations consignées au jour le jour dans des « carnets de terrain ». On y trouve des tranches de vie qui justifieraient, à elles seules, une publication. À noter aussi, dans l’une des annexes, une cartographie de la cour de promenade avec l’indication du sens de circulation et des points d’arrêt des détenus. Si la sociologie est la science qui tente de découvrir comment les humains s’organisent pour vivre en société, la thèse de Bernard Petitgas rend hommage à cette discipline.

L’institution carcérale est totalisante. Cela veut dire qu’elle prétend prendre en charge de manière complète les individus qui lui sont confiés, contrôler tous les actes de leur vie, réduire leur autonomie, filtrer leurs relations avec la société. Petitgas utilise fréquemment un autre mot : liberticide. En prison, interactions, modes de vie, règles en collectivité sont dictés par des impératifs qui n’ont pas été décidés par les acteurs.

L’entrée en prison se traduit par un dépouillement, une mortification.

Le paradoxe de l’institution totalisante

L’auteur souligne le paradoxe de l’enfermement institutionnalisé. C’est « le lieu et l’instance de punition pénale de faits asociaux, commis à l’extérieur ». Mais il est « dans une logique de fonctionnement intra qui alimente cette a-socialisation (…) Les conflits et les actes de violence sont des modes de socialisation alternative immédiate, dont se saisissent les acteurs et qui renforcent l’institution. Ils sont très adaptés à l’univers carcéral. »

La prison est un lieu dominé par une logique sécuritaire. Elle développe « une culture de la prédation et du danger permanent ».

Bernard Petitgas développe une réflexion sur l’ennui mortel que l’on attribue à la prison. « C’est parce qu’il est au milieu des tensions et de l’insécurité que l’ennui est insupportable et entraîne un ressenti proche de la souffrance (…) On ne s’ennuie pas seulement parce qu’on ne sait que faire de son temps, mais parce qu’on ne sait que faire de cette anxiété permanente qui le caractérise. »

L’institution carcérale se voudrait totalisante. L’auteur parle même de « velléités totalitaires de la cage de fer. » Pourtant, elle n’y arrive jamais, et heureusement, car elle ne survivrait pas sans les interactions sociales qui échappent à son contrôle.

Culture aux Baumettes

Des moments mémorables d’amitié

« Quel tabou, quel scandale, si des temporalités de convivialité, de franches rigolades ou des moments mémorables d’amitié devaient être évoqués ! Craignant que cela remette en cause ou amoindrisse l’horreur carcérale, le chercheur, comme le détenu, modèrent l’expression de ces temporalités », écrit l’auteur.

S’installe dès l’arrivée d’un nouveau détenu un code enfoui mais connu de tous, qui prend à revers la prétention de l’administration à l’égalité de tous devant le règlement. « Le détenu entrant va très vite être caractérisé par un ensemble de critères qui vont l’inscrire dans une ou plusieurs des multiples réseaux de l’univers carcéral. La couleur de sa peau, son âge, ses vêtements, sa taille, sa musculature, sa façon de se déplacer, son port de tête, l’intonation de sa voix et son phrasé, l’endroit où on le place dans le bâtiment, bref, de multiples détails en disent long sur lui à tous et aux yeux et aux oreilles de tous. »

Une vie sociale intense se met en place : « Les détenus entre eux s’ignorent, se rejettent, se jalousent, se mentent, s’insultent, se frappent, se dénoncent, se volent, s’escroquent, parfois ils se violent ou ils se tuent (…) Mais les détenus aussi s’entraident, se parlent, se soutiennent, deviennent amis, certains amants, se dépannent en services et en objets en tous genres, mentent devant l’institution pour se couvrir, se soignent, s’écoutent, se conseillent, s’épanchent, pleurent et rient ensemble, se chambrent à toutes occasions. »

L’engagement relationnel

C’est ici qu’intervient le concept d’engagement relationnel, au sens de moments dans lesquels s’exprime une relation particulière entre un détenu et un autre. Bernard Petitgas évoque par exemple la situation des détenus qui, le jour de leur libération se déprennent d’objets personnels au profit de tel ou tel autre. Ils « surpassent, par ce geste, la barrière des affects et de l’impudeur des mots à exprimer, dans un milieu où il ne convient pas de le faire. »

À ce stade, l’auteur évoque les actes de violence, si fréquents en détention. Il faut comprendre que « l’acte violent est un acte de socialisation parmi d’autres, parmi toute la complexité relationnelle vécue dans l’institution totalisante. » Il faut souvent l’interpréter, non comme la volonté d’interrompre la relation en brisant l’adversaire, mais comme un appel à partir sur de nouvelles bases. Il souligne que « le registre lexical du don et de la violence sont vraiment très proches : « il lui a donné un leçon », « il ne l’a pas volée, celle-là » ! »

Pour Bernard Petitgas, non seulement l’institution tolère cette vie hors-cadre, qui implique aussi les surveillants, mais elle a besoin de moments de « relâchement des postures et des rôles ». « Dans cette socialisation interactive, il y a des respirations sociales indispensables à tous, aux acteurs comme à l’institution (…) Le système institutionnel ne peut s’en passer, les individus peuvent en être privés jusqu’à l’asphyxie sociale et vitale. »

Salle de formation en détention

La dynamique du don et de la reconnaissance

C’est ici que s’insère la réflexion sur la dynamique du don et de la reconnaissance. Celle-ci est vitale en prison. « Si le besoin de reconnaissance atteste d’une souffrance, et qu’elle prolonge une lutte pour une reconquête de son estime, c’est que les sujets vivent dans leur chair et expriment par leur affect une expérience terriblement dégradante, le mépris. »

Petitgas analyse le jeu du don et du contre-don en détention, et la multiplicité des temporalités dans la réciprocité. Le donateur comme le donataire risquent de ne pas être en phase dans les mêmes temporalités, ressenties et vécues.

Le don le plus précieux que l’on puisse faire est celui de se rendre disponible à l’autre. « Raconter sa vie en une histoire cohérente, à partir de ses moments d’existence, de ses expériences, et faire que ces moments du récit deviennent vie, eux aussi, qu’ils soient acceptés par l’autre, voilà qui est au cœur de la quête de reconnaissance parce qu’il est son histoire et qu’une histoire se raconte. Le sujet est en quête d’un récit qui sera le sien par la reconnaissance de l’autre. Et cette remarque, à laquelle beaucoup de visiteurs de prison souscriraient : « Le sens d’un récit « mensonger » et celui d’un récit « sincère » œuvrent vers la même réalité, la même exactitude : faire lien et identité par sa diffusion et sa reconnaissance. »

Chorégraphie en détention (Ballet Prejlocaj)

Le pari de la découverte de l’autre

Car c’est ici qu’interviennent les bénévoles, à commencer par les visiteurs de prison, car c’est bien souvent par la visite individuelle que se fait l’introduction en détention et que les bénévoles en viennent à animer des activités en détention.

Bien que les bénévoles disent souvent qu’ils reçoivent beaucoup plus que ce qu’ils donnent, leur intervention s’inscrit dans le cadre de la logique du don et de la reconnaissance.

L’auteur leur rend hommage : venant de la société civile, les bénévoles entrent en détention et s’engagent dans ce pari de la découverte de l’autre, enclenchant cet autre pari sur la relation qui sera pris à leur égard par les détenus.

Il évoque « le temps d’un engagement bénévole qui se présente sans autre raison que sa gratuité et l’offre d’une temporalité partagée. »

« C’est tout le paradoxe et la beauté de l’engagement bénévole que de s’offrir ainsi à des inconnus non pas pour simplement connaître des lieux de sociabilité, mais pour se connaître soi-même et reconnaître l’autre. »

Se voir, enfin, être vu

« Dans les espaces/moments de l’engagement bénévole, on ne se regarde pas pour savoir comment on se regarde, avec cette défiance qui repousse chacun dans la soumission ou le défi, on se regarde parce qu’on se voit, enfin, être vu. »

Avec les bénévoles, « la nouveauté et la surprise ne sont plus redoutées (…) Elles sont accueillies avec curiosité et bienveillance. »

Bernard Petitgas conclut par une série de propositions sur le bénévolat. Certaines consistent en une extension du bénévolat en détention à l’extérieur. Il évoque notamment « l’errance permissionnaire », c’est-à-dire la difficulté du détenu à faire du temps de permission un temps utile.

D’autres proposent une inversion du sens du bénévolat. Pourquoi ne pas proposer à des détenus de devenir bénévoles, soit en donnant du temps pour des associations, soit en se formant pour pouvoir, à leur tour, lorsqu’ils seront libérés, aider des personnes détenues ?

La détention, terrain en jachère d’opportunités sociales

L’auteur affirme que la détention constitue un terrain en jachère d’opportunités sociales, qui peuvent être mobilisées à destination de la société dans son entier, et proposées comme un échange, un savoir participatif et réciproque, manifestant ainsi toute la richesse des multiples espaces de socialisation qui en sauraient être séparés aussi facilement que le délimitent les murs de béton et de métal. »

Une belle conclusion pour un remarquable travail.

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