Les Essais de Montaigne ont été l’une de ses dernières lectures de Stefan Zweig avant son suicide le 22 février 1942. Il a consacré à leur auteur (1533 – 1592) une remarquable biographie (Montaigne, PUF, collection Quadrige, 1982).
« Transhumances » s’est déjà fait l’écho de la biographie de Magellan par Stefan Zweig. On trouve dans la biographie de Montaigne la même volonté de situer le personnage dans son contexte historique et de cerner l’essence de sa personnalité.
L’époque de Montaigne est marquée par une effroyable guerre civile qui oppose catholiques et huguenots, et qui culmine en 1572, alors qu’il avait 39 ans, par le massacre de la Saint-Barthélemy : « une effroyable rechute de l’humanisme dans la bestialité, écrit Zweig, un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui. » L’aujourd’hui de Stefan Zweig, c’est la barbarie nazie, la Shoah, la seconde guerre mondiale.
« Tandis que les autres, écrit Zweig, les professeurs en Sorbonne, les conseillers, les légats, les Zwingli, les Calvin proclament : « nous connaissons la vérité », la réponse de Montaigne est « Que sais-je ? » ; tandis que, par la roue et l’exil, ils veulent imposer « C’est ainsi que vous devez vivre ! », son conseil à lui est : pensez vos propres pensées et non pas les miennes ! Vivez votre vie ! Ne me suivez pas aveuglément, restez libres ! »
Le temps est aux fanatiques, pas aux conciliateurs. À l’âge de 38 ans, Montaigne se réfugie dans la tour de son manoir transformée en bibliothèque. Il y restera dix ans, et y écrira les deux premiers tomes des Essais.
Mais la situation politique évolue. Après les ravages de la guerre civile, domine le besoin de paix. Après avoir parcouru l’Europe pendant un an et demi, Montaigne accepte d’entrer dans l’arène politique. Il est élu maire de Bordeaux à l’unanimité et en son absence, en 1581. Sa tolérance, sa non-appartenance à un parti, étaient rédhibitoires en politique du temps du fanatisme. Ils deviennent un atout. Le roi catholique Henri III et le prétendant au trône protestant Henri de Navarre, futur Henri IV, le consultent en secret. Montaigne a probablement joué, en coulisses, un rôle clé dans la fin des guerres de religion en France.
Je garde en particulier de la biographie de Montaigne par Zweig, l’épisode de sa fuite de Bordeaux, alors qu’il en était maire, pendant l’épidémie de peste de 1585 qui tua dix-sept mille personnes, la moitié de la population. Lui et sa suite errèrent pendant six mois, le temps que cesse l’épidémie. L’inconfort et le déshonneur : prix de sa liberté face à la mort qui menace.
Stefan Zweig nous dit aussi que Montaigne nous enseigne comment voyager. « En vrai voyageur, rien ne peut le décevoir. Comme Goethe, il se dit que le déplaisir fait aussi partie de la vie. » « Montaigne veut, à l’étranger, voir l’étranger – « non pour chercher des Gascons en Sicile (j’en ai assez laissé au logis) » – il veut éviter ses compatriotes, qu’il connaît bien assez. Il veut juger sans préjuger. »
Belle lecture, récemment partagée et appréciée ! La littérature est pleine de descriptions des comportements durant les pandémies : Boccace dans le premier chapitre de son Décameron, Samuel Pépys dans son journal pour la grande peste de Londres, Manzoni pour la peste de Milan, Giono, Camus… Belles leçons de philosophie pratique !