À l’été 2015, j’ai longuement interviewé mon ami Jacques, trois ans avant sa mort. Intégré au Maroc dans l’armée du Général Leclerc, la 2ième DB, il participa à la libération de Paris. Jacques avait tout d’un anti-héros : il traversa la guerre comme conducteur de camions, de jeeps et de motos. Mais dans son humilité même, dans son humanité, c’était un grand Monsieur.
« À Paris, je suis arrivé le 24 août par la Porte d’Orléans et la rue Saint-Jacques toujours avec mon GMC (camion ravitailleur de marque General Motors) sur la place de la Cathédrale Notre-Dame. La situation n’était pas claire, des Allemands résistaient encore, les Américains ont détaché de l’infanterie.
« Nous sommes entrés les premiers dans Paris. Les Allemands n’ont pas été surpris comme ils le seront plus tard par nous à Strasbourg. Même avant d’entrer, il a fallu canonner, se créer un passage pour entrer. La population était enthousiaste, c’était affolant, les Américains sont venus du nord, c’était la folie complète. Ils étaient étonnés, car c’étaient les mêmes Français qui avaient applaudi Pétain très peu de temps avant.
« On a dormi trois jours, avec deux copains, derrière Notre Dame de Paris dans le square caché par les arbres. Mon copain Ros a connu à l’occasion un père et sa fille qui étaient des fourreurs dans la rue qui longeait l’arrière de Notre Dame de Paris, ils y avaient leur atelier. Ils l’avaient reçu, on passait des rations. J’ai connu ce couple aussi. Après la guerre, Ros est revenu et s’est marié avec la fille.
« Nous avons ensuite été stationnés au Pré Catelan. J’ai fait le ravitaillement des chars, on est resté au repos pendant une dizaine de jours. On était commandé par un colonel qui s’était évadé du camp de prisonniers en Allemagne en passant par la Russie. C’était le fils d’un général de la première armée française en 1940. Il était passé par la Russie, récupéré par les Russes et envoyé en Grande-Bretagne.
« Les tentes étaient parfois occupées par ces messieurs dames qui avaient fait connaissance. A cette époque, j’ai connu une jeune femme, qui était avec deux amies plus âgées qu’elle. Elle était peu exubérante, j’avais très sympathisé avec elle. Quand je suis rentré à Paris en 1946 pour deux ans, avec une bourse de l’Etat pour poursuive mon droit jusqu’à la licence, je suis retourné avec cette jeune fille. J’ai pu approfondir les choses avec elle. Un beau jour elle s’est suicidée. Elle a mis la tête dans le four. J’ai appris ensuite par sa mère qu’elle avait eu des relations avec un officier allemand, un lieutenant, de manière très sérieuse, et que avec moi ça avait perturbé les choses, elle ne savait plus ce qu’elle devait faire. L’Allemand était parti, mais ça avait été une bonne relation pour elle, elle n’a pas pu décider de son choix. J’avoue que ça m’a porté un très sérieux coup. J’appréciais beaucoup cette jeune femme, qui se nommait Christiane. Elle avait une caractéristique, que j’ai retrouvée ensuite dans une vedette de cinéma, ce sont les yeux couleur dorée. L’actrice dont je parle a vécu très longtemps au Maroc, on l’appelait la fille aux yeux d’or. Elle a fait une carrière sérieuse dans le cinéma.
« On a fait la connaissance dans la foule d’une dame qui tenait une maison close. C’était la mère maquerelle, qui nous a invités et nous a ouvert son établissement, quand on voulait, nourris, logés, accompagnés, réchauffés. C’était une rue qui partait des Champs Elysées et c’était un grand immeuble avec un grand jardin dans le fond. Nous étions reçus comme des papes.
« D’autres copains m’avaient demandé de les accompagner avec la moto à la maison close. Je prends avec moi les deux copains sur la moto. Je les prends discrètement, tout se passe bien, c’était une moto puissante, 750cm3. Quand on arrive sur le rond-point, le sol était une patinoire. La première chose que je fais est de déraper, la moto continue toute seule, les trois sur le cul. Je les amenés enfin à destination.
« J’étais chargé par le colonel de rechercher trois familles, dont une famille juive qui étaient des amis du Colonel. Il m’a demandé de m’informer s’ils étaient là. J’en ai trouvé deux, mais la famille juive avait disparu, déportée par les Allemands. La population parisienne ne connaissait pas le sort des Juifs. Nous-mêmes savions qu’il y avait eu des problèmes avec les Juifs, on avait appris en Angleterre qu’il y avait des camps, mais c’était très vague. En France les gens avaient vu qu’il y avait eu des ramassages, des rafles. Il m’avait fallu deux jours pour rassembler les informations demandées par le Colonel. C’est ce que j’ai fait comme motard à Paris.
« C’était la folie. On avait avec nous un arabe, Mohammed ben Mohammed, qui était venu d’une autre unité et avait été récupéré chez nous, magnifique en tant qu’individu, qui ressemblait à un personnage du show-biz américain, issu de Hawaï, plus mulâtre que noir. Il était plutôt, comme ce personnage, olivâtre. Il emballait toutes les filles. Il était de garde à l’entrée du Pré Catelan, il n’y avait pas de guérite, toutes les filles étaient là à l’entourer. Lui aussi a passé de bons moments, je crois savoir.
« A la fin des 10 jours, les officiers nous disent « vous vous êtes bien reposés, passons aux choses sérieuses ». J’étais plus fatigué que je ne l’avais jamais été ! Bien nourris, certes, on allait manger chez les gens en apportant nos rations. »