« Celle qui fuit et celle qui reste » est le troisième tome du roman en quatre parties d’Elena Ferrante, « L’amie prodigieuse ».
« Transhumances » a consacré un article au premier tome de « L’amie prodigieuse », consacré à l’enfance et à l’adolescence de Rafaella Cerullo (Lila) et Elena Greco (Lenù). « L’Amica geniale, storia de chi fugge e de chi resta » couvre la période de 1967 à 1976. Elles ont toutes deux 23 ans au début du livre.
Les deux amies d’enfance ont suivi des chemins opposés. Lila est restée à Naples. Âgée de seize ans, elle s’est mariée à Stefano, et ce mariage l’a arrachée à la pauvreté. Mais Stefano s’est révélé un homme violent et borné. Lila a choisi de le quitter. Elle en accepté le prix : retourner à une vie de prolétaire. Elle travaille dans une usine de salamis. Elle partage un logement avec un brave garçon, Enzo, qu’elle aide à se former par correspondance à la mécanographie, ce qu’on appellera plus tard informatique.
Lenù a fui Naples. Elle a bénéficié d’une bourse pour faire des études de littérature à Pise. Elle s’y est totalement investie. Son premier roman connait le succès, en Italie et à l’étranger. Elle est fiancée à Pietro, un jeune professeur d’université, lui-même fils d’un universitaire de gauche reconnu. Ils vont se marier et s’installer à Florence. Ils auront deux filles.
Pourtant, Lila reste incrustée dans la vie de Lenù. Elle a inspiré son roman. Et quand Lenù, après des années d’un mariage gris dans lequel elle ne se sent aimée qu’en proportion de sa nullité, décide d’écrire un essai sur la condition féminine, c’est à l’énergie irréductible de Lila qu’elle pense. Ève a-t-elle été créée de la côte d’Adam ? Les femmes sont-elles obligées de masculiniser leur cerveau pour réussir dans une société faite pour les hommes ? Lila représente un anti-modèle : elle su depuis toujours tracer sa propre route de femme libre.
Lenù et Lila sont nées dans un quartier marqué depuis toujours par la violence et gangréné de plus en plus par la Camorra. Dans les années soixante-dix, l’Italie tout entière plonge dans le terrorisme. Une saison d’assassinats politiques commence à Naples. Des intellectuels de gauche rêvent de révolution prolétarienne. Lila, travailleuse exploitée dans une PME, serait une recrue de choix. Ils prétendent avoir tout à apprendre des exploités. Lila leur répond à sa manière, sans fioritures : « Imaginez-vous ce que signifie passer huit heures par jour immergés jusqu’à la ceinture dans l’eau de cuisson de la mortadelle ? Imaginez-vous ce que signifie avoir les doigts pleins de blessures à force de désosser des animaux ? Imaginez-vous ce que signifie entrer et sortir des chambres froides à vingt degrés en dessous de zéro et de toucher dix lires de plus à l’heure – dix lires – pour l’indemnité de froid ? Si vous l’imaginez, que croyez-vous pouvoir apprendre de gens qui vivent comme ça ? »
Lila sort exténuée et brisée de sa vie d’ouvrière, préoccupée par une tachycardie, soucieuse pour l’avenir de son fils Gennaro. Lenù lui fera passer un cap difficile. Mais lorsqu’elle acceptera un emploi grassement payé de cheffe-mécanographe par le Camorriste Michele Solara, la relation entre les deux amies d’enfance se distendra. De nouveau, elles sont sur deux pentes opposées : Lenù vit son mariage comme une prison, une déchéance ; Lila est de nouveau en pleine ascension sociale dans le quartier où elle a grandi.
Lenù se vit toujours « subalterne » par rapport à Lila. Pourtant, comme son amie elle est résolue à vivre sa propre vie même si les décisions qu’elle prend supposent d’indicibles souffrances. Lorsque Nino, l’homme qu’elle aime en secret depuis l’enfance, entre dans sa vie, elle se sent comme si elle avait « du vin chaud dans le cerveau », elle n’arrive pas « à donner de l’épaisseur » à ce qui se passe.
Rafaella est, depuis toujours, une femme géniale, exceptionnelle. À force de l’observer, Elena elle-même se fabrique un destin d’exception.