Il y a cinquante ans se tenait à Jérusalem le procès d’Adolf Eichmann, accusé de crimes contre l’humanité pour avoir organisé le transport des Juifs vers les camps d’extermination.
Kidnappé par un commando israélien en 1960, Adolf Eichmann fut jugé à Jérusalem d’avril à décembre 1961, condamné à mort et pendu le 31 mai 1962. La philosophe Hannah Arendt suivit le procès pour le compte du New Yorker et publia en 1963 « Eichmann à Jérusalem », un livre construit à partir des articles rédigés pour le journal.
Cinquante ans après, « Eichmann à Jérusalem » reste un livre passionnant. Il fut, lors de sa publication, accompagné d’une violente polémique. On reprocha à l’auteur d’avoir souligné le rôle déterminant des Conseils Juifs dans l’organisation de la déportation. On lui fit aussi grief d’avoir souligné l’intérêt d’Eichmann pour le sionisme, en particulier sur deux points : le refus de l’assimilation (« dissimilation », dit Arendt) et la revendication d’une terre propre aux Juifs.
Ces critiques sont injustes, mais on comprend que les dogmatistes soient révulsés par l’honnêteté d’Hannah Arendt. Elle dénonce le « show » organisé par Ben Gourion sur la Shoah et le peu d’attention portée à la responsabilité personnelle de l’accusé. Elle démontre qu’Eichmann n’a jamais été l’ingénieur diabolique de l’extermination que voulait présenter l’accusation, mais un fonctionnaire zélé d’un massacre de masse décidé à Berlin, un fonctionnaire à l’esprit obtus qui ne dépassera jamais le grade de lieutenant colonel. Elle parle de la « banalité du mal » : comment le mal absolu a été perpétré par une bureaucratie efficace et stupide.
Arendt s’attaque avec courage aux questions fondamentales posées par le procès Eichmann. Etait-il légitime de kidnapper Eichmann en Argentine ? Quelle était la légitimité de la cour de justice de Jérusalem ? Une cour internationale aurait-elle été envisageable ? Le procès n’était-il pas celui des vainqueurs ? Pourquoi les auteurs d’Hiroshima et Nagasaki n’ont-ils pas été jugés, eux aussi, pour crime contre l’humanité ?
Elle explique combien il était difficile aux juges de caractériser le crime d’état dont Eichmann avait été l’efficace instrument. Ce crime n’existait pas dans les livres de jurisprudence. Arendt parle de « massacre administratif » perpétré par un Etat qui avait décidé qu’une une partie de l’espèce humaine n’avait pas le droit d’exister sur la terre. Pour les juges, il n’y avait pas de précédent : il fallait sortir des sentiers battus et innover.
Pour Hannah Arendt, la question centrale du procès d’Adolf Eichmann n’aurait pas du être la Shoah, mais la responsabilité individuelle de l’accusé. Or celui-ci n’avait pas cessé de se retrancher derrière les ordres reçus par lui qui n’était qu’un rouage d’une gigantesque mécanique criminelle. Un chapitre clé du livre s’intitule « les devoirs d’un citoyen respectueux de la loi ». Curieusement, Eichmann se réfèra à la critique de la raison pratique de Kant. Comme l’indique Arendt, il donna une définition à peu près correcte de l’impératif catégorique : « je voulais dire par ma remarque sur Kant que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il peut devenir le principe de lois générales ». Arendt souligne le glissement qui s’est opéré sous le troisième Reich : le principe n’était plus « ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’ils nous fassent », mais « agir d’une telle façon que le Führer, s’il connaissait notre action, l’approuverait ».
Tout au long de son procès, Eichmann déclara qu’il n’avait nulle haine des Juifs et se vanta des excellentes relations qu’il avait entretenues tout au long de sa carrière avec des notables juifs. Puisque l’Etat allemand avait déclaré l’existence d’un « problème juif », il avait travaillé activement à une première solution, l’expulsion des Juifs vers d’autres territoires, parmi lesquels Madagascar avait été envisagé. Lorsque l’expulsion de millions de personnes s’avéra irréaliste, il se replia sur une seconde solution, la concentration. Enfin, il se rallia à la solution finale, l’extermination.
Pour Hannah Arendt, la progressive abdication du principe moral au profit du principe du chef est le point où réside la responsabilité personnelle d’Eichmann, celle qui aurait du être au cœur du procès de Jérusalem. Son livre, au confluent de l’histoire, de la psychologie sociale, de la théorie politique et du droit international, est une œuvre magistrale.
Illustration : Eichmann à son procès à Jérusalem.