Le temps des passions tristes

Dans « le temps des passions tristes » (Seuil, 2019), le sociologue François Dubet explique comment la perception individuelle des inégalités sociales s’est peu à peu substituée à la conscience de classe.

 Les passions tristes sont le ressentiment, le sentiment d’abandon, la frustration, la colère, la honte, la résignation. Et par-dessus-tout, « le sentiment de mépris, l’impression d’être invisible ». L’occupation par les gilets-jaunes des ronds-points et l’adoption par eux d’un uniforme destiné à rendre visible un piéton dans la circulation automobile illustre cette revendication de visibilité, de reconnaissance et finalement de respect.

 L’auteur oppose le régime des inégalités de classe (« les exploités ») à celui des inégalités multiples (« les inutiles »).

 « Au terme d’une longue construction historique, le régime des inégalités de classe avait fini par construire une figure de l’adversaire, bourgeois, capitaliste, patron, contre lequel il était possible de retourner sa colère ». On était exploité, mais on se sentait fier d’appartenir à un collectif en lutte.

Dans le régime des inégalités multiples, chacun se sent victime d’inégalités « en tant » que femme, immigré, banlieusard, homosexuel, pratiquant d’une religion, jeune ou vieux. On se compare certes aux très riches, footballeurs ou parachutes dorés, mais surtout à son voisin. Et on peut facilement glisser dans l’échelle des inégalités. François Dubet cite le cas d’un ouvrier métallurgiste marié à une employée de la Caisse d’allocation familiales. « Il dit vivre comme les classes moyennes, mais, en cas de séparation, les ex-époux passeront sous le seuil de pauvreté : il faudra deux voitures, deux appartements, deux séjours de vacances, etc. »

 À chacun donc sa perception des inégalités, avec un socle commun : le fait que l’égalité sociale s’est installée comme une norme et que l’inégalité dont je me crois victime est intolérable : « blessures dont chacun est évidemment la seule mesure », écrit François Dubet.

 L’auteur insiste sur le rôle des réseaux sociaux : « la colère et le ressentiment, jusque là enfermés dans l’espace intime, accèdent à la sphère publique (…) L’expression de la colère est d’autant plus immédiate que chacun est seul devant son écran et qu’il échappe aux contraintes de l’interaction ». La solitude conduit à une impasse qui nourrit le désespoir : « la frustration et le sentiment d’injustice se transforment en ressentiment lorsqu’ils ne se coulent dans aucun récit social capable de leur donner du sens, de désigner les adversaires et les raisons d’espérer. »

Le dernier chapitre du livre s’intitule « la gauche démocratique contre le populisme ». Le fonds de commerce des populismes consiste à transformer l’indignation en ressentiment. François Dubet cite Jean-Luc Mélenchon (« la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine ») et Beppe Grillo (« votez avec votre ventre, pas avec votre cerveau »). Et de conclure : « La gauche n’étant pas aujourd’hui la meilleure banque de la colère, elle devrait être celle de la responsabilité et de l’espoir ». Vaste programme.

François Dubet

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