Dans « pédagogie de l’opprimé » (Pedagogia do oprimido, 1968), Paulo Freire (1921-1997) exprime sa conception de la pédagogie comme instrument de libération : « personne n’éduque personne, personne ne s’éduque soi-même, les hommes s’éduquent entre eux, par la médiation du monde ».
J’ai ressenti le besoin de lire l’œuvre-clé de Paulo Freire après avoir refermé le témoignage de « Cannelle et Piment ». Il explique comment un groupe de femmes de Vaulx en Velin, inspiré par le pédagogue brésilien, ont pris leur destin en main et sont devenues ensemble traiteurs en mets exotiques.
Au cœur de l’œuvre de Freire se trouve le concept d’opprimé. L’opprimé est celui ou celle qui n’a pas de vie pour soi, qui existe « pour un autre ». Son humanité a été volée. Être humain, « vivre plus », cela signifie devenir libre, pas seulement pour manger mais aussi pour « créer et construire, pour admirer et s’aventurer. »
L’opprimé, celui qui vit pour un autre et non pour soi, est envahi dans son être par l’oppresseur, qui lui infuse ses mythes et entretient en lui la peur. La libération passe par un processus de prise de conscience (« conscientisation ») de sa situation de dominé dans le monde. « Ce n’est pas dans le silence que les hommes se font, écrit Freire, mais dans la parole, le travail, l’action-réflexion ». Le processus est difficile : « la libération est un accouchement. Et un accouchement douloureux. »
Une question critique est la position de l’éducateur face à l’éduqué, ou plutôt à la personne qui s’éduque (« educando »). Freire qualifie la conception dominante de l’éducation comme « bancaire » : l’éducateur remplit son élève de son savoir ; l’élève reçoit des dépôts, les garde et les archive. Il y oppose une éducation « problématisante » et dialoguante. « Problématisante », parce qu’elle se donne pour objectif de questionner le monde tel qu’il est, de décodifier les règles cachées de l’oppression. Dialoguante parce que l’éducateur n’est pas en surplomb de l’éduqué, il est convaincu que l’opprimé est capable d’une pensée juste. Il se positionne simplement, humblement, comme faciliteur de la prise de conscience.
La tentation de l’éducateur, surtout s’il se veut révolutionnaire, consiste à prescrire à l’opprimé les recettes de sa libération. Freire se méfie des slogans, des mots d’ordre, des communiqués. La verticalité est une autre forme de domination : elle ne permet pas de sortir de l’oppression, elle change sa forme.
On touche ici à la limite de la pensée de Paulo Freire, à ce qui rend son livre agaçant. Il croit à la Révolution. Il admire sans réserve Castro et Guevara, mais à sa décharge son livre n’a été écrit que quelques années après la révolution cubaine. Freire s’inspire du système philosophique de Hegel, particulièrement la dialectique du maître et de l’esclave. Toute la réalité humaine se ramène à l’affrontement des dominants et des dominés, des oppresseurs et des opprimés. La « révolution culturelle » en marche dans le cours d’alphabétisation ou de conscientisation d’habitants d’une favela ou de paysans d’une latifundia est un moment de l’affrontement à mort qui se joue au niveau planétaire. La prise de conscience des conditions locales de l’oppression n’est complète que lorsqu’elle arrive jusqu’à l’image large de l’urgence d’un renversement mondial.
Freire nous invite à nous focaliser sur les opprimés, à travailler avec eux à leur libération et non pour eux. Mais sa philosophie mêlant marxisme (la lutte des classes) et christianisme (l’amour, la foi dans les hommes) présente les inconvénients d’un système qui, quoi qu’il en dise, prétend tout expliquer de la vie et du monde. Cette ambition totalisante, soulignée par de multiples répétitions, rend la lecture de « pédagogie de l’opprimé » longue et, comme je l’ai ressentie, ingrate.