Afghanistan : le rouleau compresseur écrasé par une petite fleur rose

Le quotidien britannique The Guardian a publié le 9 janvier 2018 un article passionnant d’Alfred W. McCoy annonçant la défaite américaine en Afghanistan : « Comment le commerce de l’héroïne explique l’échec des Etats-Unis et du Royaume Uni en Afghanistan : un rouleau compresseur militaire arrêté par une petite fleur rose ».

La petite fleur rose, c’est le pavot, à partir duquel sont produits l’opium et l’héroïne. Le rouleau compresseur militaire, c’est une guerre qui a coûté aux États-Unis plus de 1 000 milliards de dollars, coûté la vie à de plus de 2 300 de leurs soldats et mobilisé jusqu’à 350 000 soldats afghans.

L’origine du conflit remonte à l’invasion de l’Afghanistan par l’Union Soviétique en 1979. Soucieux d’imposer aux Soviétiques « leur Vietnam », les Américains financèrent pendant 10 ans les achats d’armes par les Moudjahidines à hauteur de 3 milliards de dollars, et les encouragèrent à prélever des taxes sur la culture du pavot, qui connut un essor considérable.

Après le départ des Soviétiques en 1989, une guerre civile éclata. La production d’opium ne cessa d’augmenter, passant d’environ 100 tonnes par an dans les années 1970 à 2 000 tonnes en 1991. En 1984, le pays fournissait 60 % du marché américain et 80 % du marché européen.

Les Talibans s’emparèrent de Kaboul en 1996. Ils encouragèrent d’abord la culture du pavot. Puis, recherchant des soutiens internationaux, ils décrétèrent en juillet 2 000 son interdiction. Cette décision, prise alors qu’une sécheresse dévastait le pays, plongea des milliers d’agriculteurs dans la misère. Pour eux, le pavot est une culture plus rentable que le blé ; par ailleurs, les trafiquants leur avancent les semences, alors qu’ils doivent payer les semences de céréales.

Les attentats du 11 septembre, préparés par Al Qaida depuis des bases logistiques en Afghanistan, provoquèrent la constitution d’une coalition internationale dirigée par les États-Unis qui envahit l’Afghanistan en octobre 2001. Profitant de la colère des paysans appauvris contre les Talibans, elle chassa ceux-ci du pouvoir.

Les seigneurs de la guerre alliés des États-Unis développèrent de nouveau la culture du pavot dans les zones sous leur contrôle. Un temps envisagée, l’utilisation de défoliants comme en Colombie, fut écartée. En 2007, la production d’opium atteignait 8 200 tonnes et fournissait 93% de l’approvisionnement mondial illicite en héroïne. Elle apportait près de 500 millions de dollars de financement aux Talibans.

À partir de 2008, le commandement allié utilisa l’aide au développement pour encourager les efforts de répression de la drogue dans les provinces riches en pavot. Le moment était opportun. La récolte record en 2007 avait fait baisser les prix de l’héroïne, tandis que les pénuries alimentaires faisaient du blé une culture compétitive. Des agriculteurs utilisèrent l’aide étrangère pour planter des cultures vivrières. La culture du pavot, qui occupait 200 000 ha en 2017, passa à seulement 123 000 ha deux ans plus tard. C’était toutefois insuffisant pour tarir les sources de financement des Talibans.

Malgré des sommes considérables investis dans ces programmes anti-drogue, la production d’opium repartit à la hausse, pour atteindre 9 000 tonnes en 2017. L’enjeu de la guerre entre les Talibans et le gouvernement de Kaboul devint de plus en plus le contrôle de la production et de la commercialisation de l’opium et les flux financiers qu’elles génèrent.

Dès lors, la situation devenait hors de contrôle pour les Américains. Comment réaliser un projet de « nation building » (construction d’une nation), lorsque la culture d’une plante hors-la-loi occupe l’essentiel des terres agricoles et lorsqu’une chaîne de corruption remonte jusqu’au sommet de l’État ?

Le journaliste concluait son article par une touche optimiste. « Il existe des alternatives, écrivait-il. Investir ne serait-ce qu’une petite partie de tout ce financement militaire mal dépensé dans l’agriculture du pays peut créer des opportunités pour des millions d’agriculteurs dont l’emploi dépend de la culture de l’opium. Les vergers en ruine pourraient être reconstruits, les troupeaux ravagés repeuplés, les stocks de semences gaspillés reconstitués et les systèmes d’irrigation détruits par la fonte des neiges – qui soutenaient autrefois une agriculture diversifiée avant ces décennies de guerre – réparés. Si la communauté internationale incitait le pays à réduire sa dépendance à l’égard de l’opium illicite grâce à un développement rural soutenu, alors peut-être que l’Afghanistan cesserait d’être le premier narco-État de la planète – et peut-être que le cycle annuel de la violence pourrait enfin être brisé. »

Ce texte date d’il y a trois ans. On sait la défaite cuisante subie par les États-Unis, qui déclarent maintenant vouloir « travailler avec les Talibans ». Le programme esquissé par Alfred W. McCoy reste d’actualité pour cette future et hypothétique collaboration.

(Les photos illustrant cet article sont celles qui accompagnaient l’article d’Alfred W. McCoy)

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