Voyage au nord

Dans « Voyage au nord » (A Passage North, 2021), le philosophe et romancier sri-lankais Anuk Arudpragasam raconte deux journées d’un jeune habitant de Colombo, Krishan.  Celui-ci apprend la mort de Rani, l’ancienne aide de vie de sa grand-mère devenue dépendante. Il voyage en train et en autobus jusqu’à son village, proche de Kilinochchi, le « ground zero » de la guerre civile. Il assiste à ses funérailles et à sa crémation.

« Voyage au nord » est le second roman d’Anuk Arudpragasam. Agé de 33 ans, il appartient à l’ethnie Tamoul et vit entre Sri-Lanka et l’Inde. L’auteur n’a pas été témoin direct des violences de la guerre civile impitoyable entre les Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul (LTTE) et l’armée sri-lankaise entre 1983 et 2009, qui a fait entre 80 000 et 100 000 victimes, et qui s’est conclue par l’écrasement de la résistance tamoule.

Il ne peut réprimer en lui un sentiment de culpabilité pour avoir survécu. Son héros, Krishan, vivait à Delhi à la fin de la guerre, marquée par des massacres sans nombre. Il a lu relu des récits, vu et revu des documentaires. Il dit de lui qu’il « y avait peut-être quelque chose de religieux dans sa dévotion à comprendre les circonstances sous lesquelles tant de gens avaient été éliminés du monde, comme s’il essayait de construire, par cet acte d’imagination, un sanctuaire à la mémoire de ces vies anonymes. »

Image d’Ard Su pour The New York Times

Message

La première partie du livre s’intitule « message ». Krishan apprend que Rani, qui avait quitté Colombo quelques semaines auparavant, est décédée brutalement dans son village. Il avait rencontré Rani dans un hôpital psychiatrique où elle tentait de guérir du traumatisme causé par la disparition de son fils aîné, mort au combat dans l’armée rebelle, et de son fils de 12 ans, mort deux jours avant la cessation des hostilités d’un éclat d’obus.

Krishan avait proposé que Rani devienne l’auxiliaire de vie de sa grand-mère, « Apamma ». Sévèrement diminuée, celle-ci s’accrochait à la vie, refusait de vieillir, ce « processus long et méticuleux par lequel ce corps qui se mouvait si librement et aisément entre les environnements commence, graduellement, à se retirer de ce qu’on appelle le monde. » Une camaraderie, ou même une forme d’amitié nait entre Apamma, la vieille dame rapidement vieillissante qui  se battait pour rester dans le monde et une étrangère invisiblement blessée qui ne semblait pas se préoccuper de partir ou de rester ».

Voyage

La seconde partie est consacrée au voyage en train de Krishan de Colombo vers le nord-est du pays. « Il ne pouvait s’empêcher de penser, alors que le train approchait de sa destination, qu’il n’avait pas traversé une distance physique ce jour-là mais plutôt quelque vaste distance psychique à l’intérieur de lui-même, qu’il n’avait pas progressé du sud de l’île au nord, mais du sud de son esprit à ses propres lointains espaces du nord. » À ce voyage se superpose le souvenir de celui qu’il avait fait, quelques années auparavant, de Delhi à Bombay avec Anjum, la fille dont il était tombé raide amoureux. Par sa façon d’être et de se mouvoir, Anjum semblait appartenir à un monde différent, intemporel. Faute de mieux, Krishan appelait cette qualité « beauté ».

Anjum s’était construite comme une femme libre, bisexuelle, courageuse. Elle « mettait un point d’honneur à ne jamais utiliser les wagons réservés aux femmes en tête du train, quelle que soit l’affluence dans les autres wagons. »

Lorsqu’Anjum et Krishan étaient ensemble, leur relation était fusionnelle. Mais Anjum était habitée par une cause, celle de la révolution. Lorsqu’à Bombay, ils regardent un documentaire sur deux combattantes du LTTE, Dharshika et Puhal, qui se préparent à mourir dans un attentat suicide, Krishan comprend qu’Anjum le quittera un jour. C’est ce qui se passe quelques mois plus tard : Kushan quittera alors Delhi pour vivre à Jashna, à l’extrême nord de l’île, comme travailleur social.

Crémation

La troisième et dernière partie du livre est consacrée aux funérailles de Rani, qui se concluent par sa crémation. Rani, comprend-il, faisait partie de ces gens qui «  ne pouvaient tout simplement pas accepter un monde sans les personnes qu’ils avaient perdues, des gens qui avaient perdu leur capacité à participer au présent et qui étaient par conséquent contraints de vivre dans leurs souvenirs et leurs imaginations, à construire dans leur esprit les monuments du souvenir qu’ils ne pouvaient construire dans le monde extérieur. » Rani, écrit l’auteur, cherchait une alternative à ce monde qui, chaque jour et chaque nuit, la bombardait de son vide : « an alternative to the world that bombarded her senses with its emptiness every single day and night ».

La mort est omniprésente dans ce roman rempli de digressions philosophiques. Arudpragasam oppose ainsi la mort naturelle à la mort soudaine ou violente. Il observe que la mort naturelle est beaucoup moins naturelle qu’il semble, car à chaque moment s’interposent des docteurs, des infirmiers, des tests et des médicaments.

« A Passage North » a été sélectionné dans la short-list pour le Bookers Price, l’équivalent britannique du Goncourt français. Je me suis volontiers laissé transporter dans l’univers créé par Anuk Arudpragasam, par l’épaisseur humaine de ses personnages, par les contes qui émaillent le récit. J’ai parfois été rebuté par son style, des phrases longues et des digressions pesantes. Mais j’ai été heureux d’avoir été pris par la main pour ce voyage au nord.

Anuk Arudpragasam

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