Suerte, l’exclusion volontaire

Dans « Suerte, l’exclusion volontaire » (1995), Claude Lucas raconte sous le couvert de la fiction sa vie entre braquages, prisons et cavales, entre France et Espagne. Son livre a reçu le prix France Culture en 1996.

 « Suerte » (destin, chance) est un terme de la corrida. Le héros du livre, Christian Lhorme, vit sa vie comme le taureau dans l’arène : vide de sens, sauf celui de se donner en spectacle, y compris face à une cour d’assises ; sans cesse hantée par le spectre de l’Inéluctable, la mort. Une œuvre persistante d’autodestruction. 

Né et grandi à Saint-Malo, orphelin, très vite objet de coercition et d’enfermement, il s’exclut volontairement de la société. Il devient braqueur professionnel puis, au contact de bandits connus en prison, gangster de haut vol. On assiste dans le livre à la préparation méticuleuse du hold-up d’une banque. Une équipe d’agents des télécoms se présente chez le sous-directeur, à bord d’un camion volé, pour réparer une prétendue avarie. L’homme et sa femme sont enlevés et séquestrés dans les locaux de la banque jusqu’à l’ouverture.

Prison d’Alcala Meco, en Espagne

 Sarcasme

 Le livre est souvent écrit sur un ton sarcastique. L’un des gangsters demande à Lhorme comment vont les Chupin, retenus dans le camion. « Ils sont fous de joie. Tu penses, c’est leur premier pique-nique aux frais des Télécom. » Lhorme interroge Chupin. « Voici ma première question, Monsieur Chupin. Qui vous a dit que j’étais sourd ? J-je… Je ne sais pas ! V-vous n’êtes pas sourd ! Je n’ai pas dit ça ! – Alors cessez de crier comme une orfraie, et exprimez-vous normalement, je vous prie. »

 Christian Lhorme a appris à se blinder contre les sentiments. Le complice qui l’hébergeait dans sa cavale, chez lui avec sa femme et son jeune fils, est tué par la police. « Il est arrivé quelque chose à papa ! », hurle le fils. « Et je m’en fus, visage de pierre, sans un mot d’adieu », raconte le fugitif.

 Christian Lhorme a une longue expérience de la prison, en France et en Espagne. À Séville, il raconte comment les gangs s’organisent pour faire ramasser, par des petites mains, les boules projetées par-dessus les murs jusqu’à la cour de promenade, sous le regard indifférent des surveillants assoupis dans leur « feignoire ». La plupart contiennent de la drogue. Dans les rues autour de la prison, les prostituées « attendaient le client comme des jambons morts entre deux shoots… La peste était sur l’Espagne. »

 L’auteur consacre de longues pages à l’expérience carcérale, dans son récit de la vie imaginaire de Christian Lhorme et dans trois textes que son éditeur, Jean Malaurie, lui avait demandé d’écrire : « la prison et moi », « la journée carcérale » et « mon intérêt pour la philosophie d’Emmanuel Levinas ».

La maison centrale de St Martin de Ré, Raide-Tinmarsin dans le verlan des détenus

L’absurdité de la prison

 C’est l’absurdité de la prison, décrite comme un « phalanstère expiatoire », qui se dégage de ces lignes. « Jours nus, semaines vides, mois creux : de la vie suintant hors de moi en une hémorragie temporelle, incolore, inodore et sans saveur. » La prison déforme le temps, comme l’horloge molle de Dali : « la lente et inexorable usure de soi par ce temps concret, statique et circulaire, constitué d’heures repères – lever, promenade, repas, promenade, repas, et ainsi de suite à l’infini (…) (Les murs de la prison) se referment sur un présent qu’ils éternisent et n’occultent que les lendemains qui chantent. » La prison est une machine à moudre le temps. « Nit tarot ni Scrabble ne suffisaient à enrayer ce lent ensevelissement sous la chute sableuse des heures, des jours, des mois ; au contraire, ils y contribuaient. »

 Les permissions de sortie elles-mêmes participent de ce théâtre de l’absurde. « La vraie finalité de la permission, c’est de contraindre le détenu à réintégrer volontairement (…) Quand le pauvre gars nous revient cinq jours après, on jurerait qu’il a passé sa perme au Père-Lachaise à rechercher la tombe d’Hamlet. »

 « Camisole hypnotique, la télévision fait partie de l’arsenal pénitentiaire d’insensibilisation du détenu, au même titre que les pseudo activités culturelles qui lui sont proposées – camisole ludique – et que les somnifères que le service médical lui prescrit avec largesse – camisole chimique. »

 « Il n’est pas concevable de faire ainsi fonctionner un système à vide dans une société si soucieuse par ailleurs de rentabilité (…) La Pénitentiaire moud du néant : son moulin de pénitence engendre en tournant ce qui le fait tourner encore et encore : de la récidive. »

 Le héros de « Suerte » accomplit son destin, et meurt comme le taureau dans l’arène sous le soleil violent de Séville dans la cour de promenade. Claude Lucas est devenu philosophe et écrivain, il a épousé en prison l’amour de sa vie. Son livre est magnifique.

Claude Lucas sur l’Île d’Ouessant

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