« Great Circle », roman publié en 2021 par la jeune romancière américaine Maggy Shipstead, n’a pas encore été traduit en français. Il raconte le destin de Marian Graves, réputée perdue en mer en 1950 dans l’Antarctique aux commandes son avion alors qu’elle achevait un tour du monde nord-sud en survolant les pôles.
L’histoire de Marian est racontée en 2019 par Hadley Baxter, une jeune actrice d’Hollywood qui traverse une profonde crise professionnelle et personnelle. Devenue une « people » par son rôle dans une série à succès, sa relation amoureuse avec le personnage masculin entraîne son éviction et déchaîne la haine des fans. On lui propose alors un rôle à contre-emploi de la poupée qu’elle a joué jusqu’ici : celui de Marian Graves.
Bébés à bord du navire que commandait leur père Addison, Jamie et Marian Graves ont failli mourir dans son naufrage, en décembre 1914. Leur père choisit de les sauver et de s’embarquer sur un bateau de sauvetage. Sa désertion lui vaut des années de prison. Les enfants sont confiés à son frère Wallace, à Missoula, dans le Montana. Wallace vivote des dessins qu’il parvient à vendre, pâtit d’une addiction à l’alcool et au jeu.
Élargir son monde
Largement livrés à eux-mêmes, les jumeaux grandissent vite : Jamie, calme, contemplatif, ami des animaux ; Marian, toujours à la recherche du moyen d’élargir son monde. Elle le trouve lorsque des forains réalisent, avec un biplan, un spectacle d’acrobatie aérienne. Elle deviendra aviatrice et parcourra le monde.
Encore adolescente, elle trouve un sponsor en la personne d’un homme qui lui offre un avion, en échange de transports illicites d’alcool et d’une promesse de mariage. Elle s’enfuit et trouve du travail de pilote, sous un pseudonyme, en Alaska.
Arrive la seconde guerre mondiale. Elle s’engage comme pilote dans l’aviation américaine en Grande-Bretagne : son rôle consiste à acheminer des chasseurs et des bombardiers vers leur aéroport de destination.
Une fois le conflit terminé, elle voyage en Europe et en Afrique, cherche sa voie. Elle souhaite voler de nouveau. Elle conçoit le projet de Great Circle, qui consiste en un tour du monde en passant par les deux pôles. Elle prend le départ d’Auckland, en Nouvelle Zélande fin 1949. Quelques mois plus tard, le « Dakota » qu’elle pilotait avec, à ses côtés, son navigateur, disparaît dans l’Antarctique sans laisser de trace.
Une biographie héroïque
La biographie imaginaire de Marian Graves est en soi héroïque. Marian souffre de la discrimination subie du fait d’être une femme. Les femmes ne peuvent commander que des avions cargo. « Elle est toujours au fond du panier, on lui a dit qu’elle ne peut transporter des passagers car l’idée d’une pilote femme rendrait les gens nerveux. Rien ne compte : ni ses milliers d’heures, ni les Spitfires, les Hurricanes et les bombardiers Wellington qu’elle avait pilotés, ni ses atterrissages sur des hauts glaciers, des lacs glacés et d’étroites bandes de sable. »
Cette biographie est appuyée sur un travail de recherche impressionnant, sur les techniques de l’aviation à partir des années trente, sur l’histoire des femmes pilotes actives pendant la seconde guerre mondiale.
Elle vaut aussi et surtout par la qualité des personnages qui entourent Marian. Son frère Jamie, artiste amoureux de Sarah Fahey, une jeune femme de la bourgeoisie de Seattle, convaincu que la différence de milieux empêchera leur rencontre mais obstiné dans son amour. Leur ami d’enfance Caleb, descendant d’Amérindiens, dont elle ne partagera jamais l’existence mais avec qui elle vit un premier amour sans cesse résurgent. Ruth, la pilote rencontrée pendant la guerre, avec qui elle découvre l’amour physique homosexuel.
Citons, parmi les personnages secondaires, Mme Fahey, la mère de Sarah. Elle regarde un long moment des portraits réalisés par Jamie de sa sœur Marian. « Oui, je vois, elle est formidable. Elle soupira et se frotta l’avant-bras. « Vous avez dû prendre soin de chacun plus que la plupart des enfants et grandir rapidement. Cela a certainement été dur parfois ». Quand il fut en sécurité sur la terrasse, il s’assit sur le sol et pleura. Il n’avait jamais su à quel point il avait souhaité que quelqu’un dise exactement cela. » Mme Fahey aidera Marian à un moment critique de son existence.
La peur n’est pas un dieu à apaiser
Le livre est rempli d’observations pertinentes. Marian et Ruth sortent en discothèque, dans un sous-sol londonien pendant la guerre. « Ils étaient tous à attendre. Que l’alcool fasse effet. Un baiser ou une caresse. L’aube. Le travail à reprendre. Que la guerre continue ou s’arrête, à supposer qu’elle s’arrête un jour. Pour que ce qui devait se produire se produise. »
Hadley Baxter, la jeune diva qui incarne Marian à l’écran se passionne pour son personnage. « J’avais pensé que si je jouais Marian Graves, je devrais être quelqu’un qui n’avait pas peur, mais maintenant je savais que ce n’était pas cela. Il fallait être quelqu’un qui ne traite pas la peur comme un dieu à apaiser. » Hadley doit affronter la peur de voir le succès lui échapper, sa carrière s’arrêter. Marian lui a ouvert un nouveau chemin.
Dans « Great Circle », Maggie Shipstead réussit le tour de force d’articuler sans coutures deux récits éloignés d’un siècle, se relançant sans cesse l’un l’autre de questions en réponses. Jusqu’à un final inattendu, un coup de théâtre qui à lui seul mérite la lecture des quelque six cents pages de l’ouvrage. « Lire, ça permet de vivre deux fois, en fait », dit Brigitte Giraud, prix Goncourt 2022. À la lecture de ce livre, on traverse les cieux, les océans, les glaciers et les déserts et on enjambe des décennies. Une véritable œuvre d’art.