Le pain perdu

Edith Bruck a publié son autobiographie  “il pane perduto” (le pain perdu) en 2021, à l’âge de 90 ans. Elle y raconte sa vie d’enfant juive dans un village hongrois, sa déportation, sa tentative pour vivre en Israël, son choix de l’Italie comme pays d’adoption, et tout au long de ces années, une interrogation lancinante sur ce Dieu que priait sa mère et qui laissa son peuple tomber en enfer.

Bruck, pseudonyme d’Edith Steinschreiber, était le nom de son second mari, épousé puis rapidement divorcé pour éviter le service militaire en Israël. « Je ne supporte pas le dortoir et les ordres. Non, non et non », écrit-elle. Et encore : « Je ne vais bien nulle part, mais je n’obéis à personne. »

L’enfance d’Edith est gâchée par l’antisémitisme qui, disait sa mère, « a infecté jusqu’à ce trou boueux et ignorant » qu’était leur village, aux confins de la Slovaquie. Elle raconte que « s’ils se rendaient à l’unique pompe d’eau potable, ils se trouvaient repoussés à la fin de la queue et il n’était pas rare qu’on crache dans leurs sceaux. Et tout était devenu légitime, même un enfant se sentait puissant en imitant les grands. »

Edith Bruck

La mère d’Edith exprime une confiance aveugle en Dieu. « Calme-toi, la Mer Rouge s’ouvrira de nouveau… « je ne te crois pas, maman, tu ne me dis pas la vérité ! » Tu veux traiter ta mère de menteuse ? Toi, la dernière de mes enfants, mais pourquoi t’ai-je mis au monde ? « Moi, je  ne l’ai pas demandé. Tu pouvais m’épargner. »

Le soir de la Pâque 1944, la mère d’Edith cuit le pain azyme qu’un homme charitable lui a offert. Ce pain sera perdu. Des soldats forcent la porte de l’appartement. Destination Auschwitz, Kaufering, Landesberg, Dachau, Christianstadt et enfin Bergen-Belsen. « Dans le silence religieux on entendait seulement le bruit rythmique du train qui semblait aller vers l’infini. »

Edith Bruck raconte l’enfer des camps.  « La faim, les poux, la peur d’être sélectionnées, les maladies et les suicides contre les fils barbelés électrifiés nous occupaient l’esprit jour et nuit. Jours et nuits qui nous semblaient mois, années. »

« La Kapo du bloc, Alia, une Polonaise, lasse de mes pleurs, me fit descendre du lit superposé en me disant : « viens, je te fais voir où est ta mère ! » Je descendis en vitesse et la suivis dehors, à l’entrée de la baraque : « du vois cette fumée ? » Elle m’indiqua un point au-delà des nombreux blocs. « Oui… » « Tu sens la puanteur de chair humaine ? » « Mais… » « Ta mère était grosse ? » « Un peu… » Alors elle est devenue savon comme la mienne ! » »

Auschwitz

Comme Primo Levi ou Georges Perec, Bruck est confrontée à la nécessité, mais aussi à l’impossibilité de dire l’indicible. « Il faudrait des mots nouveaux, également pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, native. » L’italien deviendra cette langue « non mienne », qui lui permet de maintenir une distance émotionnelle avec des souvenirs insoutenables.

Le retour des camps n’est pas paradisiaque. Les Européens regardent avec méfiance les rescapés et ne veulent surtout pas entendre leur histoire. Edith cherche du soutien auprès des membres de sa famille qui ont survécu, mais ceux-ci tiennent à protéger leur nouveau foyer et supportent mal son esprit rebelle.

Elle finit par suivre en Israël sa sœur Judith, avec qui elle a traversé de bout en bout l’épreuve de la déportation, et son frère David. Elle se marie une première fois, avec un homme violent dont elle divorce, malgré la réprobation de son frère. Elle finit par s’engager comme danseuse dans une troupe de cabaret, quitte Israël et la menace de la conscription, séjourne à Athènes, Istamboul et finalement Naples. « Pour la première fois, tout à coup je me trouvai bien, après mon long et triste pèlerinage. Voilà, me disais-je, ceci est mon pays ».

Edith Bruck a fait en Italie une carrière d’écrivaine, de poétesse, de traductrice, de metteuse en scène et de témoin de la Shoah. Elle a épousé un homme de lettres, Nelo Risi, dont elle était tombée éperdument amoureuse : « un homme qui a pénétré à l’instant dans mon âme, m’a pompé de l’énergie, me faisant trembler les genoux. Un ressenti si immédiat, irrationnel, total me faisait peur. »

Le pape François fut bouleversé par ce « pain perdu », en particulier par le dernier chapitre, « lettre à Dieu ». Il alla rendre visite à Edith Bruck chez elle à Rome, avant de l’inviter au Vatican dans ses appartements privés. Comme cadeau, elle lui apporta du pain azyme.

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