La Storia, publié par la romancière italienne Elsa Morante en 1974, est considéré comme l’un des plus grands romans du vingtième siècle. Il a été récemment adopté en feuilleton par France Culture.
Le roman a pour cadre Rome entre 1941 et 1947. Il comporte autant de chapitres que d’années. Chaque chapitre est précédé d’un rappel des faits de la grande « Histoire » : la guerre de Mussolini en Grèce et en Éthiopie, la chute du dictateur, l’occupation de Rome par les Nazis, la déportation des Juifs, la libération par les alliés, les années d’après-guerre.
En contrepoint à la grande Histoire, la Storia, Elsa Morante raconte la petite histoire d’Ida Ramundo, terrorisée par son statut de demi-juive, de son fils aîné Nino, orphelin de père, et de son fils Useppe, né du viol commis en janvier 1941 par un soldat allemand. Cette histoire minuscule s’achève en juin 1947 par la mort d’Useppe, terrassé par une crise d’épilepsie : « toute l’Histoire et les nations de la terre s’étaient mises d’accord à cette fin : le massacre du garçonnet Useppe. »
Ida a 37 ans en 1941, mais en paraît beaucoup plus. Les lois raciales lui ont instillé une peur continuelle, de perdre son emploi d’institutrice, qu’on lui enlève ses enfants, qu’elle soit déportée. Puisque les Juifs ne sont pas jugés dignes de faire partie de la communauté nationale, elle a honte d’être née d’une mère juive.
Useppe, au contraire de sa mère, est un rayon de soleil. « On n’avait jamais vu une créature aussi joyeuse que lui. Tout ce qu’il voyait autour de lui l’intéressait et l’animait joyeusement. Il regardait, hypnotisé, les traits de la pluie à l’extérieur de la fenêtre, comme s’ils étaient des confettis et des étoiles filantes multicolores. » L’immeuble où ils vivaient disparait sous les bombes, de sorte qu’Ida et Useppe trouvent refuge dans une grande pièce partagée par plusieurs familles. « La promiscuité dans cette grande salle commune, qui fut pour Ida un supplice quotidien, fut pour Useppe toute une fête. Sa vie minuscule avait toujours été solitaire et isolée (sauf dans les nuits si heureuses des alarmes), et maintenant lui était arrivée la chance sublime de se retrouver, nuit et jour, en une compagnie très nombreuse ! Il semblait complètement fou, amoureux de tous. »
Nino a une formidable envie de vivre. Il s’engage dans les chemises noires, puis dans la résistance, et enfin dans la contrebande et la délinquance : non pour le gain, écrit la romancière, mais pour l’illégalité : « plus il grandissait, moins il s’adaptait au pouvoir. » Nino fait de brèves apparitions à la maison, disparaît pour des semaines ou des mois. Il est considéré par son petit frère comme un dieu. Un jour, épuisé et ivre, il s’endort et ronfle bruyamment. « Nino ronflait, avec l’admiration suprême de Useppe, de telle manière qu’il semblait qu’un avion tourne dans la maison elle-même. »
Peu à peu, la gaîté abandonne Useppe. Celui-ci est en proie à des crises d’épilepsie et porte dans le regard le pressentiment d’une catastrophe. Il ne s’adapte pas à l’école, n’a aucun ami. Petit enfant, il a passionnément aimé le chien de son frère, Blitz, qui est mort dans le bombardement. Il s’attache maintenant à une chienne de berger, Bella, qui l’accompagne partout, le protège et tient avec lui de longues conversations.
Le roman d’Elsa Morante donne une place importante à d’autres personnages. Davide Segre s’est présenté comme Carlo Visconti dans la grande salle où Ida a trouvé refuge après la destruction de son immeuble. Il s’est lié d’amitié avec Nino et est devenu résistant à ses côtés. Il apparaît comme le miroir de la romancière : Juif, issu d’une famille bourgeoise de Mantoue anéantie dans la Shoah, en révolte contre son milieu, anarchiste, établi en usine avant de constater son échec, il noie dans la drogue son désespoir devant l’impasse de la révolution égalitaire.
J’ai été sensible au personnage de Nello D’Angeli, le proxénète de la prostituée Santina. Avant de la rencontrer, « il s’était donné sa propre explication : le monde est un environnement où tous sont ennemis de Nello d’Angeli. Le seul recours de lui contre les autres, sa normalité pour s’adapter, c’est la haine. » Il se comporte brutalement avec Santina, commençant chaque rencontre par « où est l’argent ? » Qu’il puisse être vraiment aimé par cette femme est pour lui inconcevable. Il la tue. « Il n’avait désormais plus de maison où aller. Une des nombreuses choses qu’il s’était mis à haïr, désormais depuis longtemps, était la liberté. » Il se livre à la police, conscient de passer le reste de ses jours en prison.
La Storia est un roman sombre, mais formidablement bien écrit, riche de personnages et de situations. Un livre inoubliable.