La Cour des Comptes a publié en octobre un rapport public thématique intitulé « une surpopulation carcérale persistante, une politique d’exécution des peines en question ».
Rappelons que la Cour des Comptes a pour mission de « s’assurer du bon emploi des fonds publics et d’informer les citoyens ». La Cour est visiblement préoccupée de la fuite en avant du système pénitentiaire. Elle a publié en octobre deux autres rapports, l’un sur l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP), l’autre sur les centres éducatifs fermés et les établissements pénitentiaires pour mineurs.
La prudence de la Cour, son amour immodéré pour les euphémismes, rendent la lecture de ses rapports soporifiques. Elle ne perd pas une occasion de réfréner ses envies de formuler des propositions claires, « afin de ne pas interférer avec le débat démocratique et une orientation forte de la politique pénale ». Mais l’information qu’elle propose est riche et solide, et ses recommandations sont étayées.
Une situation carcérale insoutenable
Le premier chapitre du rapport est intitulé « la régulation inaboutie d’un système carcéral en tension croissante ». Il fournit une image nette de la situation dans les prisons et des dynamiques qui la rendent, peu à peu, insoutenable. « Depuis plus de vingt ans, la population incarcérée augmente de façon continue pour atteindre fin 2022 un niveau inégalé de 73 000 détenus (+ 2 800 en un an). La France figure ainsi parmi les dix pays européens où la population incarcérée progresse. En leur sein, les hommes, jeunes, marqués par des fragilités sociales et médicales, notamment psychologiques, sont majoritaires, et s’inscrivent dans des parcours de récidive avec de multiples condamnations. »
« Fin 2022, le taux d’occupation des maisons d’arrêt était de près de 143 % (…) Cette situation expose les détenus, comme les personnels, à des conditions de détention marquées par des tensions quotidiennes, la promiscuité et des risques de violence accrus. Des condamnations de l’État en ont résulté, notamment devant la Cour européenne des droits de l’homme. »
La réponse pénale s’est durcie
La Cour fournit une première explication à l’augmentation de la population détenue : « alors que les enquêtes dites de « victimation » menées par l’Insee font état d’une certaine stabilité des faits de délinquance dont les ménages ont été victimes, la réponse pénale à la délinquance s’est durcie au cours des dernières années. Les incarcérations et leurs durées ont ainsi augmenté de façon significative : près de 90 000 années de prison fermes ont été prononcées en 2019 contre 54 000 environ en 2000, soit une augmentation de près de 70 % sur vingt ans. Certains crimes et délits font l’objet d’une répression accrue, telles les violences intrafamiliales, les délits routiers ou les violences envers les forces de l’ordre. »
La Cour note aussi que le nombre de faits passibles de poursuites est passé de 10 100 en 1994 à 13 350 en 2014. Les faits qualifiés de contraventions ont augmenté de 35 % sur la période, les délits de 28 % et les crimes de 62 %. Elle souligne aussi l’alourdissement des sanctions possibles : 636 092 années de prison étaient ainsi encourues dans les affaires examinées en 2019, contre 438 933 en 2000, soit une augmentation de près de 45 % sur presque 20 ans.
Le rapport constate un effet pervers de l’obligation faite aux juges, par la loi du 23 mars 2019, d’aménager les peines inférieures ou égales à 6 mois. Elle a produit, par « effet de bord », une augmentation du quantum des peines prononcées. Entre 2019 et 2022, les peines de 6 mois ou moins ont diminué de 23% ; celles de 6 mois à un an ont augmenté de 24%.
Jusqu’en 2008, les grâces présidentielles pour la fête nationale permettaient de réduire l’effectif des détenus. Ce dispositif n’existe plus. À Grenoble et Marseille a été tentée une régulation de l’effectif incarcéré par la circulation de l’information entre l’établissement pénitentiaire et les magistrats. La Cour des Comptes constate l’échec de cette expérience. « Ce n’est donc qu’en se fondant sur une disposition explicite de nature législative que les magistrats pourraient prendre en compte, parmi les différents motifs fondant leur décision, la situation dégradée des établissements pénitentiaires de leur ressort. »
La réalité « prison » s’est diversifiée
Le chapitre 2 du rapport traite de la différentiation des modalités d’exécution des peines. Ces dernières années, la réalité « prison » s’est diversifiée. Pour faire face à la radicalisation islamiste, des quartiers d’évaluation et des quartiers de prise en charge de la radicalisation ont été créés. On a organisé des unités pour détenus violents. Certains établissements ont été spécialisés dans l’accueil des auteurs d’infractions à caractère sexuel. Des Structures d’Accompagnement à la Sortie (SAS) ont pour mission de préparer des détenus dont le reliquat de peine est inférieur à deux ans à la vie en milieu libre. Au sein même de la détention, les arrivants sont accueillis dans un quartier spécifique. Des « modules respect » ont été institués : les détenus qui en bénéficient jouissent d’un régime assoupli en contrepartie d’engagements de respect de certaines règles et de participation à des activités.
S’agissant spécifiquement des « modules respect », le rapport souligne que « la politique volontariste de leur développement ne s’accompagne pas de l’identification d’une enveloppe budgétaire dédiée. La logique de l’administration pénitentiaire est que leur création ne modifie pas les capacités de prise en charge des établissements. Mais elle conduit à concentrer sur un petit nombre de détenus des moyens pour une prise en charge plus individualisée ce qui, à enveloppe constante, ne peut se réaliser qu’au détriment des autres détenus. » Cette observation peut être étendue à toutes les formes de prise en charge spécifique.
Repenser le rôle des SPIP en milieu fermé
Le rapport propose une réflexion sur l’activité des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation. Il prend acte de la mise en œuvre d’un référentiel des pratiques opérationnelles, qui recentre les SPIP sur la définition et l’exécution d’un parcours de peine afin d’éviter la récidive. Mais il observe que cette doctrine d’action « a été conçue pour le suivi en milieu ouvert : elle est peu adaptée au milieu fermé et notamment aux maisons d’arrêt. Au sein de ces établissements, le contexte est marqué par l’importance des flux d’arrivants et la diversité des durées de détention. Ces particularités se prêtent mal à une évaluation de la personnalité et du risque de récidive qui devrait reposer sur des entretiens réguliers avec les détenus ». Il appelle à un renforcement sensible de l’effectif non-CPIP, constatant que l’organigramme de référence de 2021 mentionne seulement 150 assistants de service social, 127 psychologues et 121 coordinateurs d’activités au plan national.
Les SPIP sont de nouveau mentionnés dans le chapitre 3 du rapport, intitulé « des procédures de fin de détention à la pertinence incertaine ». Le rapport constate que les juges d’application des peines (JAP) sont saisis à plusieurs reprises : par exemple, pour une peine de 12 mois de détention, après 5 mois, 7 mois et 9 mois. Ils ne peuvent, immergés dans le flux, tenir vraiment compte des situations individuelles. Le rapport suggère que les directeurs des SPIP reçoivent des juges une délégation pour décider, avec le parquet (les procureurs), d’aménagements de peine « standard ». Les juges pourraient ainsi « se repositionner sur le cœur de leur office en se mobilisant sur l’individualisation effective des peines pour les cas les plus difficiles ».
On notera dans le rapport que coût budgétaire du programme de construction de 15 000 places de prison, estimé initialement à 4,5 milliards d’euros, a été réestimé à 5,4 milliards d’euros en juin 2022. Les 3 000 places supplémentaires récemment votées par le parlement dans le cadre de la loi de programmation de la justice devraient porter à 6,5 milliards d’euros le coût pour les contribuables. Il conviendra d’y ajouter, sur la base d’un coût de 105€ par jour et par détenu, 690 millions d’euros par an.
Mesurer la performance
L’ensemble du rapport de la Cour des Comptes est traversé par l’exigence de se doter d’instruments de mesure de la performance. La première des neuf recommandations issues du rapport est ainsi libellée : « compléter le dispositif statistique pour suivre l’évolution respective des personnes bénéficiant d’un aménagement de peine et de celles effectivement incarcérées, en vue de permettre une évaluation rigoureuse des orientations successives de la politique pénale ». Et la neuvième : « procéder à une évaluation semestrielle du déploiement quantitatif et qualitatif de la « libération sous contrainte à trois mois » et de son impact sur les réincarcérations, la récidive et la réitération. »
En particulier, le rapport regrette que la doctrine d’action des SPIP (référentiel de pratiques opérationnelles) « a été déployée et systématisée sans faire l’objet d’une expérimentation ni d’une évaluation, alors que celles-ci avaient été préconisées par la conférence de consensus de 2013. Elle se fonde de surcroît sur la notion de récidive dont la mesure ne repose pas sur une méthodologie robuste et qui ne fait pas l’objet d’études suffisantes pour mesurer son évolution et en identifier les causes. »
La disposition de statistiques fiables est en effet une condition du débat démocratique. Si les enquêtes de l’INSEE font apparaître, comme le mentionne le rapport « une certaine stabilité des faits de délinquance dont les ménages ont été victimes », pourquoi la politique pénale n’a-t-elle cessé de se durcir ? La prison contribue-t-elle à réduire la délinquance et la récidive, ou bien au contraire les favorise-t-elle ? Comment la diversification des modalités d’incarcération impacte-t-elle les détenus des quartiers ordinaires ? Quelle est l’efficacité de cette diversification sur le risque de récidive ?
La Cour des Comptes souligne que le durcissement de la réponse pénale pendant ces vingt dernières années n’a pas été perçue par l’opinion publique, qui continue de considérer la justice comme trop laxiste. Les raisons de ce décalage, comme celles de la perception de l’opinion publique ou du durcissement constaté, mériteraient d’être éclaircies. Polarisation accrue de la société, moindre tolérance à certains comportements, libération de la parole des victimes, plus grande médiatisation sont sans doute des facteurs à prendre en compte. »