Dans « Bel abîme », publié en 2021 par l’éditeur tunisien Elyzad, Yamen Manai porte un regard sombre, et probablement lucide, sur la société tunisienne, une décennie après le Printemps arabe.
Le narrateur est un adolescent qui a été arrêté après avoir blessé par balles son père, un policier, un maire et un ministre. Il fait face à son avocat et à un psychiatre. Regrette-t-il l’équipée qui l’a amené en prison ? Quelles étaient ses motivations ?
Âgé de dix ans, il a recueilli une jeune chienne abandonnée qui venait de naître. Sa famille n’en voulait pas. Il a obtenu qu’elle vive avec lui, en menaçant de se jeter du toit de la maison. Il l’a appelée Bella et lui a promis amour et protection.
Quelques années plus tard, il se laisse tromper par son père qui lui offre une place de cinéma et profite de son absence pour emmener Bella dans un quartier de banlieue où est en cours une campagne d’extermination de chiens errants. Il décide de venger Bella et d’arracher la main de celui qui l’a conduite à sa mort, de celui qui a donné la mort, de ceux qui ont ordonné qu’on tue les chiens.
C’est une société gangrénée par la violence que ne supporte pas l’adolescent. « Mes potes du quartier et moi, nous n’étions pas les seuls à nous prendre cette déferlante de violence. J’ai l’impression que c’est une folie contagieuse. Celui qui l’attrape, il la refile promptement aux échelons inférieurs de la hiérarchie sociale (…) Et même les enfants n’étaient pas le terminus de la cruauté. Ils réussissaient à trouver plus faible qu’eux pour déverser ce qui les dévastait. Enfants plus petits, animaux, insectes. »
Dès cinq ans, il faisait une overdose de « baffes, de ceinture et de réprimandes ». « On n’imagine pas ce que ressent un enfant quand il faut qu’il se fasse encore plus petit qu’il n’est, quand il n’a pas droit à l’erreur, quand chaque faux pas prend un air de fin du monde. »
Confrontée à la violence de son père, sa mère se tait, ne s’interpose pas. Elle est absente, comme le sont les femmes tunisiennes de la vie publique. « Vous savez combien de rues à Tunis sont baptisées du nom d’une femme ? Une seule. »
« La vérité, constate cruellement l’auteur, c’est qu’on ne mérite pas un si beau pays. » « Tous ces gars, qui avaient le cul vissé aux chaises du Café des Sports à siroter le même capucin, et qui rêvaient d’un avenir comme d’un bus qui ne passe jamais, les voilà aujourd’hui qui nourrissent les poissons de leurs corps de noyés. » « Nous étions un bel abîme dans lequel les rêves se sont échoués », dit le narrateur en parlant de son pays et de lui-même.
« Bel abîme » a reçu en 2022 le prix de la littérature arabe de l’Institut du Monde Arabe et de la Fondation Jean-Luc Lagardère. Yamen Manai, né en Tunisie en 1980, est ingénieur et vit à Paris.