Dans son numéro n°507 de mars 2014, la Revue Esprit a consacré un passionnant dossier au thème « Justice ou réparation ? ». On assiste depuis quelques années à l’émergence d’une demande nouvelle à la Justice : qu’elle répare les dégâts subis par les victimes.
Cette demande s’adresse aux institutions pénales, sommées de prêter attention à la parole des victimes. Elle prend aussi la forme de procédures alternatives ou complémentaires à la justice formelle : la justice restaurative, qui cherche à créer les conditions d’un dialogue en vérité entre infracteurs et victimes dans la sphère de l’intime ; la justice transactionnelle, qui met face à face bourreaux et victimes dans un contexte de crimes de masse (Afrique du Sud, Rwanda, Colombie…).
La justice naît lorsque l’État s’attribue l’exclusivité du droit à la violence. Son intervention prive de légitimité l’exercice de la vengeance clanique. Curieusement, observe Frédérique Leichter-Flack, la citation biblique « Œil pour œil, dent pour dent » est utilisée pour caractériser l’esprit de vengeance. Elle est pourtant au principe de la justice civile. « À celui qui cause un accident entraînant des blessures ou qui, bousculant une femme enceinte, lui fait perdre le bébé qu’elle attend, on fera payer le prix d’un œil pour un œil, le prix d’une dent pour une dent – cela précisément et pas davantage, en lieu précisément du désir de vengeance. »
Réduire les passions humaines
« La justice procédurale, écrit Antoine Garapon, organise toute une chaîne de transferts et de substitutions. Son objectif, pourrait-on dire, est de ranger le chaos de la vie dans des catégories maniables, et de réduire les passions humaines en leur offrant une compensation mesurable et proportionnée au tort identifié. »
C’est le législateur qui fixe le « tarif » d’un œil ou d’une dent, la peine encourue pour un délit ou un crime spécifiques. Antoine Garapon remarque que « chaque époque réclame de la justice un châtiment particulièrement sévère pour certains crimes qui la heurtent d’autant plus qu’ils ont partie liée aux transformations sociales qui la traversent. Ainsi la figure du traître au Moyen Âge reposait sur la loyauté de liens symboliques comme la vassalité. Celle du vagabond et de l’incendiaire hantaient un XIXème siècle soucieux de contrôler les masses ouvrières et de protéger la propriété agricole. Dans cette perspective, l’importance que prend le délinquant sexuel dans notre siècle s’expliquerait par l’indifférenciation grandissante des rôles sociaux, l’égalisation des statuts de l’homme et de la femme et le flottement des identités sexuelles. »
Ouvrons ici une parenthèse. Dans une société en rapide évolution comme la nôtre, le risque est que la création de nouvelles infractions, l’alourdissement des peines et l’allongement des délais de prescription, ne soit pas compensée par une révision en sens contraire de certaines peines. Marie Dosé souligne ce danger : « nous sommes prisonniers d’une inflation législative qui abonde toujours dans le même sens, celui de la répression et de la judiciarisation de plus en plus de comportements, et toujours à la demande d’associations de défense des victimes. Jamais dans le sens de la présomption d’innocence et des droits de la défense. » La mécanique infernale de l’inflation carcérale trouve ici sa source.
Dans leur introduction au dossier d’Esprit, Justine Lacroix et Valérie Rosoux posent le problème « Justice ou réparation ? » : « Depuis le début du XXI° siècle (…) de plus en plus de voix considèrent que l’accès à la justice peut favoriser la réparation psychologique des victimes. Dans cette perspective, le procès apparaît comme une étape obligée de leur reconstruction ou de leur processus de deuil. »
Le procès des attentats de novembre 2015 est emblématique de cette tendance, comme le souligne Sandrine Lefranc. Tout a été organisé pour que la parole des victimes soit vraiment écoutée. Mais on se situe dans un cas extrême : horreur du crime commis, absence d’histoire partagée entre victime et agresseur. « Pour les justiciables ordinaires, (la procédure pénale) prend la forme d’une affolante traversée d’épreuves (…) Entrer dans l’espace judiciaire, c’est se résoudre à ce que « sa » vérité ne soit plus qu’une version des faits parmi d’autres, c’est faire face aux éventuelles dénégations des mis en cause et aux arguments de la défense. »
Les limites de la « réparation »
Abonder dans le sens des victimes, n’est-ce pas prendre le risque de tourner le dos au code pénal révolutionnaire de 1791, qui visait avant tout à protéger les droits du criminel ou du délinquant dans sa confrontation avec la justice ?
N’est-ce pas susciter des espoirs que l’on ne pourra jamais satisfaire ? Peut-on tout « réparer » ? La perte d’un être cher n’est-elle pas irréparable ? Est-il envisageable de « restaurer » la vie d’avant, celle qu’un crime a brusquement rendue insupportable ?
Le dossier d’Esprit incite à la prudence. Il serait illusoire et même dangereux de croire aux vertus thérapeutiques de la justice pénale et de placer la victime en son centre au risque d’ignorer les droits du citoyen délinquant ou criminel. Ce sont des formes alternatives et complémentaires qu’il convient de développer. Ainsi, comme le souligne Antoine Garapon, « la justice restaurative commence par une rencontre. Au lieu d’être, comme dans le procès formel, un espace de suspicion et de vérification méthodique de chaque parole, la justice restaurative réunit chaque partie à condition qu’elle renonce à sa partialité. »