TV5 Monde a programmé hier le film de Michel Deville « la maladie de Sachs » avec dans le rôle principal Albert Dumontel, réalisé en 1999 d’après le livre écrit l’année précédente par Martin Winckler. Voici une note de lecture de ce livre attachant.
« La vie, c’est risqué », répond Bruno Sachs, médecin du village de Pay, à qui lui demande s’il ne craint pas que la grossesse gémellaire de Pauline, sa compagne, soit compliquée. Le livre de Martin Winckler[1] raconte quelques mois décisifs de la vie de cet homme de trente-quatre ans, taciturne et tourmenté. Professionnellement, Bruno se définit comme « soignant » et non comme « docteur » : il prend chaque jour le risque de se charger de la douleur d’autrui au risque qu’elle l’entraîne vers le fond et le détruise. C’est un autre risque qu’il va découvrir et assumer, celui de l’amour, et finalement de la paternité : « toutes ces morts m’ont appris une chose paradoxale, une chose insupportable et pourtant irréductible : c’est qu’il est moins douloureux de penser à la mort que d’aimer. Car si nos corps vivent, c’est grâce au corps de l’autre, de l’être aimé. Aimer, c’est savoir qu’on verra la vie et l’amour mourir chez l’autre. Et qu’en voyant l’autre mourir, on mourra tout vif ».
Qu’est-ce que « la maladie de Sachs » ? En médecine, les maladies et les syndromes portent le nom des médecins qui les ont décrits pour la première fois, et non celui de la personne qui en souffrait (comment peut-on être fier de donner son nom à une saloperie, Down, Charcot ou Lapeyronie ? se demande Bruno). Si c’est la maladie découverte par Sachs, c’est de la médecine elle-même qu’il s’agit : « la médecine est une maladie qui frappe tous les médecins, de manière inégale ». Si c’est la maladie dont il souffre, c’est une angoisse marquée dans sa peau : « si je vous connais », lui dit Pauline, « si je sais qui vous êtes, ce que vous ressentez, c’est aussi parce que mes doigts se repèrent aux aspérités que vous portez là en permanence, inscrits sur votre chair, comme un texte en braille, invisible pour ceux qui ne vous connaissent pas, incompréhensible pour ceux qui n’ont jamais voulu le lire. Je vous aime, Bruno, avec vos plaies et vos cicatrices, et tout ce que vous ne pouvez pas dire, qui bouillonne juste au-dessous de la surface. »
La vie, c’est le corps : « les corps décharnés, les corps obèses, les corps pustuleux, les corps suintant l’eczéma ou constellés de plaques de psoriasis, les corps en sueur, les corps gonflés, les corps potelés, les corps désirables, les corps déformés, les corps couverts de crasse et sentant le feu de bois, les corps blancs sous un visage tanné par le soleil, les corps nauséabonds, les cors mutilés, les corps balafrés de bas en haut par les chirurgiens, les corps grêlés, les corps tordus par la douleur, les corps fuyant sous la main, les corps atones, les corps gluants, les corps tendus, les corps frémissants sur le drap glacé, les corps lourds, les corps brûlés, les corps gémissants… ». « Le corps souffre parce que le corps vit. La souffrance n’est ni rédemptrice, ni punitive. Elle est consubstantielle à la vie. Le corps n’est pas fragile, il est hypersensible, irréparable, biodégradable. Le corps est une foutue machine à sensations et la plupart de ces sensations sont désagréables, parce que chaque seconde qui passe aggrave sa détérioration ».
Le corps de l’autre est un enjeu de pouvoir où fait rage la guerre des sexes : « vous savez ce que c’est que les hommes, vous savez ce que c’est que les femmes ». La maladie de l’autre est vécue comme une attaque personnelle : « il m’a fait un infarctus ».
« Oh, elles te croient, les mères, quand tu leur dis qu’ils ne se laisseront pas mourir de faim, mais elles n’arrivent pas à comprendre que leurs mômes ne bouffent pas ce qu’elles se tuent à leur faire avec tant d’amour et de soin. Elles ne comprennent pas qu’ils veulent, et qu’ils peuvent, bouffer et vivre leur vie sans elles.
Oh, elles te croient, les filles, quand tu dis qu’un ancien ça ne peut pas manger comme un ouvrier de quarante ans, que ça ne voit pas aussi bien qu’avant, qu’il se déplace moins vite, que ça fait tout à l’économie, que c’est fatigué… (Mais jusqu’à son attaque, il y a six mois, il allait si bien !), qu’il faut respecter leur rythme, les soutenir, les accompagner mais ne pas en attendre plus qu’ils ne pourront donner à l’avenir. Mais elles ne veulent pas comprendre qu’ils sont assez grands pour mourir sans elles. »
« Pourquoi écoutez-vous votre montre quand vous êtes soucieux ou tendu ? » demande Pauline à Bruno. « Si j’étais triste ou si je m’étais fait mal en tombant, mon père me prenait dans ses bras. J’écoutais le tic-tac de sa montre pendant qu’il me consolait. C’est une montre automatique, elle se remonte quand on la porte. Quand il est tombé malade, il ne la mettait plus, je la prenais sur sa table de chevet le soir, je la portais la nuit… Je ne l’ai jamais laissée s’arrêter, mais il est mort quand même. »
La vie et la tendresse, au risque de la mort.