L’envie de lire « voyage au bout de la nuit » (Folio Gallimard) m’est venue par un professeur de littérature qui comparait l’approche de New York par Joseph Kessel et par Céline.
J’avais toujours été réticent à pénétrer dans ce livre de 1932, considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature française. J’étais convaincu, et je le reste en partie, que l’histoire a un sens. Le nihilisme de Céline me rebutait.
Adolescent, j’étais fasciné par la théorie de Teilhard de Chardin selon laquelle le monde convergeait vers un « point oméga ». Etudiant, j’étais hégélien : je pensais que l’esprit et la matière étaient une seule et même réalité, que l’esprit posait la matière en face de lui pour se dépasser soi-même dans un mouvement dialectique. La Christologie de Hans Küng m’enthousiasmait : l’accomplissement de la dialectique, c’était Dieu posant en face de soi l’humanité et devenant davantage Dieu en traversant, par amour, la souffrance et la mort.
Il ne pouvait y avoir de place pour Louis-Ferdinand Céline et pour sa vision d’un monde absurde dans lequel la mort n’est que puante pourriture. Je me méfie désormais des systèmes philosophiques trop parfaits, dont celui de Hegel est un archétype. A la différence de Céline, je crois que l’amour est plus fort que la mort, mais je ne sais plus bien ce que cela veut dire. Et j’ai envie de me frotter à des écritures et à des cultures différentes. Je viens donc de lire « Voyage au bout de la nuit ».
Enrôlé dans la Grande Guerre, Ferdinand Bardamu, le double de Céline, est écœuré par ce qu’il perçoit comme un gigantesque meurtre collectif. Il fait la connaissance d’un déserteur, Léon Robinson, qu’il croisera dans les étapes suivantes de son parcours : en Afrique, agent d’un domaine colonial, aux Etats-Unis, où il travaillera comme ouvrier pour Ford à Detroit, puis finalement dans une banlieue parisienne sordide où il travaille comme médecin de quartier puis dans un hôpital psychiatrique.
Robinson a dans le livre toujours une longueur d’avance sur Bardamu. Il le précédera en Afrique et en Amérique. Il le précédera aussi « au bout de la nuit » en trouvant le repos dans la mort.
Voici quelques citations puisées dans ce livre passionnant et provoquant.
La nécessité du Voyage
« A mesure qu’on reste dans le même endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer tout exprès pour vous. »
Jeunesse
« Ce n’est peut-être que cela, sa jeunesse, de l’entrain à vieillir. »
Enfants
« Ils ne savent pas encore ces mignons que tout se paye. Ils croient que c’est par gentillesse que les grandes personnes derrière des comptoirs enluminés incitent les clients à s’offrir les merveilles qu’ils amassent et dominent et défendent avec des vociférants sourires. Ils ne connaissent pas la loi les enfants. C’est à coup de gifles que les parents la leur apprennent la loi et les défendent contre les plaisirs. »
La guerre
« Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !… perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pout tout y détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique (…) A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé. »
Les pauvres
« L’espoir de la pension les possédait corps et âme. Elle leur viendrait un jour comme la grâce, la pension, pourvu qu’ils aient la force d’attendre un peu encore avant de crever tout à fait (…) La mort n’est après tout qu’une question de quelques heures, de minutes même, tandis qu’une rente c’est comme la misère, ça dure toute la vie. Les gens riches sont soûls dans un autre genre et ne peuvent arriver à comprendre ces frénésies de sécurité. Être riche, c’est une autre ivresse, c’est oublier. C’est même pour cela qu’on devient riche, pour oublier. »
La vie
« Maintenant elle (la fille Henrouille) n’était plus assez bas pour moi, elle pouvait pas descendre… me rejoindre… Elle n’avait pas l’instruction ni la force. On ne monte pas dans la vie, on descend. Elle pouvait plus. Elle pouvait plus descendre jusque là où j’étais moi. Y avait trop de nuit pour elle autour de moi. »
Vieillir et mourir
« La mort elle est là aussi elle, puante, à côté de vous, tout le temps à présent et moins mystérieuse qu’une belote. Vous demeurent seulement précieux les menus chagrins, celui de ne pas avoir trouvé le temps pendant qu’il vivait encore d’aller voir le vieil oncle à Bois-Colombes, dont la petite chanson s’est éteinte à jamais un soir de février. C’est tout ce qu’on a conservé de la vie. Ce petit regret bien atroce, le reste on l’a plus ou moins bien vomi au cours de la route, avec bien des efforts et de la peine. On n’est plus qu’un vieux réverbère à souvenirs au coin d’une rue où il ne passe déjà presque plus personne. »
Au bout de la nuit
Léon Robinson se rend compte qu’il est devenu aveugle. « Il voulait pas y croire. Du noir tout à lui. Je l’ai repoussé dans son lit et je lui ai raconté encore des consolations, mais il ne me croyait plus du tout. Il pleurait. Il était arrivé à bout lui aussi. On ne pouvait plus rien lui dire. Il y a un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. C’est le bout du monde. »
Un chef d’oeuvre absolu, que je n’ai lu que tardivement, forcée par les programmes universitaires, et dont je ne me suis plus jamais lassée. Quelques passages à rajouter à ton anthologie :
— La musique « pour faire danser la vie » (2° partie, ch. IV, Folio 2008, p. 200) :
« C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. »
— Le regard et la parole de la vieille grand-mère Henrouille (2° partie, ch. V, Folio 2008, p. 254) :
« Ce regard allègre animait tout alentour, dans l’ombre, d’une joie jeunette, d’un entrain minime mais pur comme nous n’en avons plus à notre disposition, sa voix cassée quand elle vociférait reprenait guillerette les mots quand elle voulait bien parler comme tout le monde et vous les faisait alors sautiller, phrases et sentences, caracoler et tout, et rebondir vivantes tout drôlement […] L’âge l’avait recouverte comme un vieil arbre frémissant, de rameaux allègres. »