« D’autres vies que la mienne », récit publié par Emmanuel Carrère en 2009, est un livre profondément humain, qui parle sans fioritures de la vie et de la mort.
Je ne suis pas entré tout de suite dans le récit d’Emmanuel Carrère. L’auteur se trouvait dans un complexe touristique au bord de la mer au Sri Lanka lorsqu’eut lieu le gigantesque tsunami du 26 décembre 2004. Il raconte heure par heure ce qui s’est passé, la détresse d’autres touristes français dont la petite Juliette, 4 ans, a été retrouvée morte ; la recherche de son corps, d’hôpital en hôpital ; le désespoir de sa famille. Le style est descriptif, sans effet littéraire. J’étais déçu, jusqu’à ce que peu à peu je comprenne que c’est précisément cet attachement à la réalité telle qu’elle est, sans embellissement ni arrangement, qui rend son livre beau.
C’est aussi le courage de parler à la première personne, de nommer des gens par leur prénom. À l’hôtel Eva Lanka, Emmanuel se sent dériver peu à peu loin d’Hélène, son nouvel amour, comme il s’est éloigné d’autres femmes. Le drame vécu par les parents de Juliette renverse sa vision : « nous sommes restés longtemps l’un en face de l’autre, sous le mince filet d’eau. Nous éprouvions que nos corps étaient fragiles. Je regardais celui d’Hélène, si beau, si accablé de fatigue et d’effroi. Je n’éprouvais pas de désir, mais une pitié déchirante, un besoin de prendre soin, de protéger, de garder toujours. Je pensais : elle pourrait être morte aujourd’hui. Elle m’est précieuse. Tellement précieuse. Je voudrais qu’un jour elle soit vieille, que sa chair soir vieille et flapie, et continuer à l’aimer. »
C’est à une autre Juliette, la sœur d’Hélène, qu’est consacrée la majeure partie du récit. Lorsqu’Hélène et Emmanuel reviennent du Sri Lanka, Juliette, 34 ans, mariée et mère de trois petites filles, fait une rechute de cancer. Elle mourra quelques mois plus tard.
Juliette a deux hommes dans sa vie. Elle aime passionnément Patrice, son mari, venu d’un autre milieu qu’elle, qui lui apporte une autre vision de la vie mais surtout une affection inépuisable. L’autre est Étienne. Comme elle, il a vécu un cancer dans sa jeunesse. Comme elle, il en est resté estropié. Avec elle, il a travaillé comme juge d’instance à Vienne et mené un combat sans répit pour les petites gens arnaquées par les institutions de crédit à la consommation. Le rôle du juge, dit Étienne, c’est de « sauvegarder un peu de lien social, faire en sorte que les gens puissent continuer à vivre ensemble. »
Emmanuel Carrère raconte longuement la vie de Juliette avec son mari et ses petites filles, et non moins longuement sa vie professionnelle. C’est qu’une vie ne se laisse pas découper en tranches. Bien souvent, les films ou les romans ignorent l’activité professionnelle des héros pour ne s’intéresser qu’à leur vie sentimentale. Les « autres vies » dont parle Carrère sont prises en bloc.
Lorsque Juliette prend conscience de ce qu’il ne lui reste plus que quelques semaines à vivre, un partage des rôles s’établit entre ses deux hommes. À Patrice, elle montre un visage serein, acceptant pleinement son destin et confiant en l’avenir de ses proches lorsqu’elle ne sera plus là. À Étienne, qui a connu comme elle l’angoisse de mourir, elle confie sa détresse. Dans les dernières heures, toutefois, ces rôles se confondent : « ce que Patrice voyait maintenant, c’était un corps pantelant de souffrance, livré à quelque chose qui ressemblait à de la panique. Finis l’esprit clair, la sérénité. Elle perdait le contrôle, ce n’était plus elle. »
Avec des mots simples, Emmanuel Carrère serre de très près ce que l’expérience humaine a de plus indicible.