« Naissance d’un pont », roman de Maylis de Kerangal (Verticales, Gallimard 2010), emmène le lecteur sur le chantier d’un pont géant et à la rencontre des acteurs de ce projet gigantesque.
Comme dans « réparer les vivants », roman qui a connu l’an dernier un immense succès, Maylis de Kerangal se positionne ici au croisement d’un processus technologique complexe (la greffe d’organes là, la construction d’un ouvrage d’art ici) et de destins individuels. L’écriture est dense, au point parfois de compliquer la tâche du lecteur. Mais plus encore que l’écriture, c’est la description des personnalités qui prend une densité et un relief particuliers.
Voici le responsable de l’immense chantier du pont de Coca, ville imaginaire probablement située au nord-ouest des Etats-Unis : « mon nom est Georges Diderot et ce qui me plaît, à moi, c’est travailler le réel, faire jouer les paramètres, me placer au ras du terrain, à la culotte des choses, c’est là que je me déploie. » Comme en écho de ce portrait, voici celui d’une femme, Summer Diamantis, qui a trouvé sa place dans ce monde d’hommes. Au cours d’une soirée, bien avant le chantier du pont, elle rencontre un homme qui lui plait. « Il lui demande ce qu’elle fait. Travaux publics, je suis ingénieur béton. Ah. Le type relève la tête. Ses yeux crissent sur elle qui sait maintenant qu’ils vont passer la nuit ensemble. C’est exactement ce que j’aurais aimé faire, un métier fort, concret, un métier en prise avec le réel. »
Le chantier du pont résulte de la volonté d’un homme, le maire de la ville de Coca, que l’on surnomme le Boa. Il a juré de transformer le visage d’une cité jusque là tranquille. Fasciné par Dubaï, il jumelle sa ville avec la métropole champignon du Golfe. « Traverser Coca à n’importe quelle heure de la journée, écrit la romancière, suffit à juger de la frénésie d’une ville dopée à la sueur et au fric, tendue à mort comme gaufrée au Botox, suffit à mesurer la force de l’effet Joule géant qui traverse les lieux. »
Le pont résulte aussi de la complémentarité entre deux hommes, le maître d’œuvre Georges Diderot et l’architecte Ralph Waldo. Pour ce dernier, « il s’agit de trouver toujours la forme la plus légère, la plus pure, la plus moderne, une interprétation du paysage ». Ce langage est étranger à Diderot, qui visualise intérieurement « la mécanique gigantesque du chantier, le déploiement des forces, la dépense physique des hommes, hagards et sales en fin de journée, les liasses de billets comptés et recomptés un à un par des doigts crasseux avant de se plier en petits carrés au fond de portefeuilles de cuir… »
« Naissance d’un pont » est un beau roman qui plonge le lecteur dans tout ce qui fait la vie du chantier, les dangers d’accident, les journées éreintantes, la solitude ou la famille que l’on retrouve le soir, ou les filles que l’on rencontre.
Sanche, le grutier, Shakira, une jeune russe travaillant pour la mairie de Coca, dans l’habitacle de sa grue. « Sanche, tu vois, je n’ai pas le vertige, je suis très bien ici, dit Shakira. Elle avise la bouteille de whisky, je boirais bien quelque chose. Ils boivent. Sanche vient se placer à côté d’elle, lui aussi apparaît maintenant sur les parois de verre, il y a foule ici, non ? Il sourit, il se trouve beau à côté d’elle, il aime que cette fille l’envahisse comme le dehors envahit la capsule, s’y engouffre, reconfigure leur présence et débride leurs mouvements tout autant que la libre circulation de leurs fantasmes, il aime le rapport de leurs deux corps qui grandissent et rapetissent comme dans un conte magique à mesure qu’ils se touchent, à mesure qu’ils enclenchent maintenant les gestes banals d’une première fois et que la cabine de verre, elle, devienne la scène toujours renouvelée des intrigues ».
Une scène d’amour dans une cabine vitrée logée à des dizaines de mètres d’altitude, c’est loin d’être banal. Le roman de Maylis de Kerangal est plein de surprises de ce genre.