Amok, roman de Stefan Zweig (1922), est une formidable description de passions humaines déchainées.
Dans la baie de Naples, en 1912, on décharge la soute d’un paquebot venu d’Asie. Un cercueil plombé en est extrait et placé dans une barque. Un homme saute du pont et fait chavirer la petite embarcation. Le cercueil est précipité dans les bas-fonds ; on retrouve le cadavre de l’homme, noyé, quelques jours plus tard.
Cet homme était semblable aux Amoks. « L’Amok, voici ce que c’est : c’est un Malais, n’importe quel homme rempli de douceur, est en train de boire paisiblement son breuvage… Il est là, apathiquement assis, indifférent et sans énergie (…) et soudain, il bondit, saisit son poignard et se précipite dans la rue… » L’Amok est saisi d’une folie meurtrière. Rien ne peut l’arrêter que la fatigue lorsque, épuisé, il tombe au bord du chemin.
L’histoire de l’homme au cercueil est celle d’un Amok. Médecin dans un poste reculé d’Indonésie, il est peu à peu gagné par la torpeur tropicale et par un profond désespoir. Un jour arrive chez lui une jeune femme. Elle lui propose une transaction : il pratiquera sur elle un avortement et quittera immédiatement le pays en contrepartie d’une forte somme d’argent.
L’orgueil du médecin est piqué à vif. La détermination de cette femme au regard d’acier l’impressionne. « Je me sentis soudain, en voyant cette bouche close qui ne voulait pas supplier et ce front hautain qui ne voulait pas se courber… envahi par une… une sorte de désir violent. Elle dut s’en apercevoir car elle fronça les sourcils comme quand on veut écarter quelqu’un d’importun : entre nous, brusquement, la haine fut à nu. Je savais qu’elle me haïssait parce qu’elle avait besoin de moi, et je la haïssais parce que… parce qu’elle ne voulait pas supplier. »
Dès lors, le médecin se transforme en Amok, aveuglé par la passion jusqu’à la mort, une passion faite de haine mais aussi d’admiration, de désir intense, d’urgence de venir en aide et de remords.
D’emblée, le romancier crée une ambiance. C’est de nuit, sur le pont du paquebot, que le médecin lui raconte son histoire, parce qu’il crève de son silence. « Se balançant doucement, la poitrine haletante, montant et descendant comme un gigantesque nageur, (le navire) se frayait son chemin au gré des sombres vagues (…) Toujours cette charrue marine se relevait et s’enfonçait dans cette glèbe de flots noirs. »
La mort rôde à chaque ligne de ce passionnant roman. « Savez-vous ce que c’est que de voir mourir quelqu’un ? Y avez-vous déjà assisté ? Avez-vous vu comment le corps se recroqueville, comment les ongles bleuis griffent le vide, commet chaque membre se contracte, chaque doigt se raidit contre l’effroyable issue, comment un râle sort du gosier… avez-vous vu dans les yeux exorbités cette épouvante qu’aucun mot ne peut rendre ? »
Ou encore : « l’unique droit qui reste à un homme n’est-il pas de crever comme il le veut… et de plus sans subir l’ennui d’une assistance étrangère ? » Vingt ans la publication d’Amok, Stefan Zweig et son épouse Lotte se suicidaient à Petrópolis, au Brésil.