Peut-on rire de la religion ? En 1986, la revue de chrétiens de gauche « La Lettre » s’y était essayée et avait soulevé une tempête de protestations.
Des journalistes de Charlie Hebdo ont payé de leur vie la publication de caricatures de Mahomet. À croire que Dieu, s’il existe, ne supporte pas l’humour. Tel n’était pas l’avis de la rédaction de la revue de chrétiens de gauche « La Lettre » dont le numéro 336 de novembre 1986 s’intitulait « Dérision spéciale ». En couverture se trouvait une caricature du pape Jean-Paul II, un œil bandé, vendant un numéro de la revue consacrée à une supposée encyclique intitulée « Digitus in oculo ».
L’éditorial annonçait un numéro « chaotique et débridé, joyeux et impertinent ». « Le Dieu auquel nous voulons croire n’est pas l’Être Suprême. Il est Avenir, et déstabilise nos suffisances. Il est Amour, et passionne nos vies bien rangées. Il est Humour, et rit de notre incrédulité. Avec Lui, rions. »
Le rire qui libère de la peur
De nombreux lecteurs se dirent choqués et protestèrent : on n’a pas le droit de se moquer du pape, disaient-ils, la religion n’est pas objet de dérision, il faut respecter les choses sacrées. Ces réactions étaient prévisibles : le rire et le sacré ne font pas bon ménage. « La Lettre » rappelait « le Nom de la Rose », roman d’Umberto Eco paru deux ans auparavant qui nous emmenait au cœur d’une abbaye bénédictine en 1327. En sept jours, sept meurtres étaient commis, autour d’une bibliothèque interdite et d’un ouvrage, la Poétique d’Aristote, maudit parce qu’il traitait du rire. Face à Guillaume, l’ancien inquisiteur qui avait abandonné son office parce qu’il ne croyait plus en l’existence d’une unique vérité, Jorge, le bibliothécaire, criait sa haine mortelle du rire, ce rire qui libère de la peur et rend possible de multiples vérités.
Dans ce numéro très spécial, Michel Clévenot imaginait une bénédiction pontificale Place Saint Pierre à Rome à la manière de « Le Monde », « un reporter sportif », « M. Jean Guitton, de l’Académie Française », du « Figaro Magazine » et de… Jésus-Christ lui-même, dont un encadré disait : « personnage malheureusement expédié précipitamment au Mali avant que nous ayons pu le photographier » !
Jésus-Christ Place Saint-Pierre raconté par Michel Clévenot
Voici le récit par Jésus-Christ de son voyage à Rome sous la plume de Michel Clévenot : « je n’étais jamais allé à Rome. Judas a insisté pour me payer le voyage. La Méditerranée est superbe, quoique déjà bien polluée… J’ai trouvé beaucoup de charme à la Ville où résidait jadis César. Dans un petit caboulot proche de la Piazza Navone, j’ai rencontré des gens comme je les aime : des maçons qui parlaient plâtre et impôts, une prostituée qui se plaignait de ses pieds, un sénateur plus ou moins maffioso et sa jeune maîtresse… Autour de quelques bouteilles de Lacryma Christi, nous avons causé à bâtons rompus de ce qui nous intéressait : le goût du vin, la santé, les enfants, l’argent.
« Un curé qui passait s’est lancé sur l’amour, la mort, la politique… Ils sont tous les mêmes ! Celui-là a voulu m’emmener voir le pape. Il parait qu’il est très populaire. Me voici donc Place Saint-Pierre (mon pauvre vieux Simon, une place immense, dominée par une énorme église en belles pierres de taille !) au milieu d’une foule cosmopolite (j’aime ce mot : citoyen du monde).
« À l’heure dite (tout ça est organisé magnifiquement), le pape est apparu à sa fenêtre et s’est mis à parler en toutes les langues. Ah ! si j’avais connu plus tôt l’école universelle ! Ce type-là est très fort et il se donne beaucoup de mal. Son affaire semble bien rôdée et les spectateurs manifestent un réel plaisir. Je me garderai bien d’y trouver quoi que ce soit à redire. Prendre son pied n’est pas si fréquent, il faut en profiter.
« Toutefois, il y a une chose que je ne comprends pas très bien : j’ai cru entendre plusieurs fois prononcer mon nom. Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? »
Les dessins de ce numéro de La Lettre étaient de Jean-Charles Sarrazin.