Historien et arabisant, Jean-Pierre Filliu propose dans « Les Arabes, leur destin et le nôtre » (La Découverte, 2015) une lecture de l’histoire du monde arabe « de Bonaparte à Charlie Hebdo ».
Jean-Pierre Filliu est convaincu que nos destins, arabe et européen, sont étroitement imbriqués. L’invasion de l’Égypte par Napoléon Bonaparte en 1798, la déclaration Balfour de 1917 ouvrant la voie à un foyer national juif en Palestine, le dessin des frontières du Proche Orient par la France et la Grande Bretagne après la seconde guerre mondiale, la colonisation de l’Algérie, le soutien constant apporté par les États-Unis au régime wahhabite d’Arabie, les interventions militaires en Irak et en Lybie comptent parmi les intrusions les plus marquantes de l’occident dans le monde arabe. Il n’est pas possible aujourd’hui de s’en laver les mains.
En 260 pages, l’auteur nous fait visiter l’histoire d’une vingtaine de pays sur plus de deux siècles. Le lecteur en reste abasourdi et un peu frustré d’oublier dans l’instant les denses informations qu’il ingurgite. Du moins conserve-t-il entre les mains un ouvrage de référence, doté d’une table analytique permettant de retrouver rapidement les personnages et les dates clé d’une histoire qui s’écrit aujourd’hui dans le sang, principalement en Irak et en Syrie.
Bachar ou Daech ?
Faut-il se rapprocher de Bachar el Assad pour écraser Daech ? Pour Filliu, la réponse ne fait pas de doute. El Assad et l’État Islamique sont deux faces d’une même monnaie : la négation du droit des peuples arabes à décider de leur destin. « La liberté, écrit Filliu, est le maitre mot de l’Europe postsoviétique, alors que la stabilité reste la priorité absolue au sud de la Méditerranée. Les mêmes tyrannies flétries au nom de la liberté sur le continent européen sont célébrées au nom de la stabilité dans le monde arabe. De bons esprits commencent même à broder sur une forme d’exception arabe, comme si les prisons remplies à ras bord, le quadrillage politico-militaire et les massacres à répétition ne suffisaient pas à expliquer largement une certaine passivité des sociétés arabes. »
Au nom de la stabilité, les occidentaux soutiennent des dictatures militaires (Moubarak), policières (Ben Ali) ou religieuses (Arabie Saoudite, Qatar…), alors même que leurs régimes sont hostiles à la Nahda (les Lumières arabes) et aux droits des peuples. « Le projet criminel des Assad et autres Sissi va bien au-delà de la restauration autoritaire, même brutale : il vise à enraciner la peur du moindre changement au plus profond de l’être de leurs compatriotes, la seule évocation de la liberté devant déclencher en eux une décharge électrique. C’est au prix de cette torture médiatique que les « décideurs » algériens ont fait endosser, en avril 2014, la reconduction de Bouteflika sur le trône présidentiel… en chaise roulante. »
L’objectif que poursuivent les despotes arabes est de « nous pousser à ne plus vouloir voir ni comprendre les drames qui se déroulent au sud de la Méditerranée, amener le sentiment d’horreur à paralyser notre entendement, obscurcir sous les massacres le sens profond de ce combat pour les libertés. »
La sociologie du monde arabe bouleversée
S’il reste quelque chose du Printemps Arabe de 2011 en Tunisie, il a été partout ailleurs férocement noyé, dans le sang ou sous le fleuve des aides sociales. Pourtant, de profonds changements sociologiques sont en cours. « Les sociétés arabes ont accompli une révolution silencieuse. Elles ont en effet opéré leur transition démographique en quatre décennies, là où elle s’était étalée sur deux siècles en Europe occidentale. La Tunisie « fait » désormais moins d’enfants que la France. Le modèle patriarcal a éclaté, avec des fratries de deux ou trois membres, dont le niveau d’éducation est, en moyenne, bien plus avancé que celui de leurs parents. »
« Une centaine de millions de jeunes Arabes, du Maroc au Golfe, partagent à des degrés divers une frustration comparable de n’avoir jamais été aussi bien éduqués et aussi mal employés (le chômage des jeunes Arabes est deux fois supérieur à la moyenne mondiale). Cette frustration, ils l’expriment dans une langue commune, l’arabe moderne et standard (AMS), généralisé par les programmes d’arabisation, les chaînes satellitaires, Internet et les réseaux sociaux. Jamais les Arabes n’ont aussi bien parlé l’arabe entre eux, d’un bout à l’autre du monde arabe. »
Ces bouleversements de la société arabe profitent actuellement à Daech et aux dictatures, ravies de justifier leurs atrocités par la « lutte contre le terrorisme ». Mais ils portent en eux la possibilité d’un réveil démocratique, dès lors que les sociétés occidentales auront le courage de chercher à comprendre ce qui se passe et à appuyer vraiment les démocrates au détriment des despotes.