Dans « La révolution arabe, espoir ou illusion (1798 – 2014) », l’écrivaine franco-marocaine Zakya Daoud offre au lecteur une passionnante mise en perspective des bouleversements en cours dans le monde arabe.
Les historiens s’accordent pour retenir l’invasion de l’Égypte par Bonaparte en 1798 comme le début de l’ère moderne dans les pays arabes. Dans « les Arabes, leur destin et le nôtre », Jean-Pierre Filliu avait choisi le même point de départ. La « Nahda » (renaissance) arabe trouve en effet son origine dans la rencontre traumatique avec l’occident dominateur. Comment rattraper le retard technologique, économique, militaire et même culturel accumulé tout en restant fidèle aux valeurs propres de la civilisation arabe ?
Le périmètre du livre de Zakya Daoud inclut aussi la Turquie et l’Iran, tant ces pays ont eu, et conservent, une influence sur le monde arabe : il suffit de penser à la domination ottomane pendant de nombreux siècles ou l’influence de la révolution khomeyniste sur les populations chiites de l’Irak au Liban et au Yémen. L’ouvrage (425 pages) est très documenté. Il comporte une chronologie détaillée et un index analytique qui en font un ouvrage de référence.
L’empire ottoman face au modèle japonais
En 1905, une puissance asiatique, le Japon, gagne la guerre contre une puissance européenne, la Russie. Les élites ottomanes sont fascinées par le modèle japonais. Voici un pays qui a lutté contre la domination européenne, évité la colonisation, maintenu son isolement malgré les manœuvres américaines et qui est parvenu à se hisser au niveau de la civilisation occidentale par ses propres moyens, en inventant ses propres méthodes. Le modèle est-il transposable ? L’Asie emprunte sans complexes à l’Occident, mais revisite, modifie, recontextualise, rénove en profondeur ses structures sociales, se débarrasse de ses archaïsmes et affronte positivement la domination pour mieux s’en préserver.
L’empire ottoman échouera dans sa tentative de s’adapter au monde moderne. Atatürk s’attellera à cette tâche, suivi, dans le monde arabe, par plusieurs réformateurs.
Atatürk, Nasser, Bourguiba
Zakya Daoud souligne, aux côtés de la personnalité d’Atatürk, celles de Nasser et Bourguiba. « Atatürk sauve son pays qui allait être rayé de la carte. Nasser hisse en quelques années l’Égypte au niveau d’une puissance neutraliste et tiers-mondiste. Bourguiba transcende la petitesse de la Tunisie pour en faire un moteur dans un domaine qu’il sera finalement le seul à explorer durablement, celui des réformes en matière familiale. »
« Atatürk, Nasser, Bourguiba. Trois personnes, il est vrai exceptionnelles, ont donc réussi là où l’ensemble du monde arabo-islamique a échoué : réformer en profondeur et durablement leur pays souffrant d’un retard face aux menaces européennes. » Zakya Daoud souligne l’énergie inouïe dont font preuve ses héros : « comme Atatürk avant lui, Bourguiba parle sans relâche à la radio, multiplie les discours et les tournées à l’intérieur du pays, annonce et explique sa politique et ses décisions, interpelle les Tunisiens ».
Malgré ses erreurs, elle montre un attachement particulier à la personnalité de Nasser, dont elle évoque les dernières heures, alors qu’il n’a que 52 ans : « il a une nouvelle crise cardiaque, se couche, écoute la radio, murmure « je n’ai pas trouvé ce que j’attendais », et s’éteint. Il avait 85 livres égyptiennes sur son compte bancaire. »
Mais elle souligne l’échec des modernistes : « leurs réformes autoritaires, bouleversant leurs populations sans précaution, parfois par la terreur, ont provoqué (…) des reculs notables pendant des décennies, voire le retour du traditionalisme qu’ils avaient voulu extirper. » Le résultat, écrit-elle en citant le psychanalyste Fethi Benslama, c’est qu’aujourd’hui « l’avenir des sociétés arabes se joue entre ceux qui veulent reproduire le passé, les conservateurs, ceux qui veulent y retourner, les intégristes, et ceux qui veulent le liquider, les modernistes. »
L’incapacité des réformateurs à promouvoir la laïcité
La brutalité des réformateurs n’est certes pas la cause unique de l’impasse. Il faut compter aussi sur l’obstination des Occidentaux, pour conforter leur domination, à casser les reins à tous ceux qui pouvaient leur tenir tête, et à soutenir des régimes rétrogrades comme le royaume saoudien wahhabite. Il y a l’implantation de force de l’État d’Israël et le déni de droit permanent que représente la colonisation. Il y a aussi la malédiction du pétrole, qui attire la prévarication et décourage le développement, alors que l’eau, une ressource bien plus essentielle, fait défaut.
Mais, selon Zakya Daoud, c’est l’incapacité des réformateurs à instituer des régimes vraiment laïcs qui a voué leurs tentatives de modernisation à l’échec. Elle souligne pourtant qu’ils « estiment que l’islam est la religion la plus rationnelle, dans ses dogmes, dans ses exégèses, une raison instrumentalisée qui organise la cohérence du monde, une religion à la mesure de l’homme, compatible avec les découvertes de la science moderne ».
Bourguiba avait tenté d’inscrire les changements majeurs qu’il impulsait « dans une nouvelle conception de l’islam, fondée sur la relecture des textes sacrés en fonction des évolutions des sociétés. » Nasser de son côté affirmait que « l’islam est la première expérience socialiste au monde, et non pas un obstacle au développement ». Mais dans l’ensemble, l’auteure dénonce « une certaine schizophrénie, car l’appel à la modernité est conjugué avec le refus de l’appliquer, quand il s’agit de la religion. »
Bonaparte tenté par l’islam
Zakya Daoud parle longuement de l’islam. Évoquant Bonaparte, elle souligne qu’il « est sincèrement attiré par l’islam, au point qu’il pense même se convertir avec toute son armée. Si celle-ci rechigne, c’est à cause de l’interdiction du vin. Bonaparte aime le côté sensuel de l’islam, l’ordre tempéré qu’il prône, celui d’une force juste, l’alliance du politique et du religieux, la soumission recommandée au chef et l’application des principes de la guerre à tous les aspects de la vie et du gouvernement. »
Selon elle, « l’islam est une religion marchande, urbaine, austère, vigoureuse, simple, avec le sens de la responsabilité individuelle, fondée sur l’individualisme au sein de la communauté, axée sur la dignité plus que sur la joie, sans profondeur existentielle, sans sens du tragique, avec une primauté de justice tenant lieu de démocratie ». Cette religion « porte au pinacle des vertus telles que la tempérance, le courage, la sagesse, le refus des extrêmes » et elle déteste l’ignorance.
Comment est-on passé d’un islam au côté sensuel, tempéré, sage, au rigorisme triste du wahhabisme et à la folie de Daesch ?
La mondialisation, terreau fertile de la retraditionnalisation
Zakya Daoud replace le Moyen-Orient dans le contexte global de la mondialisation. Il n’y a rien de spirituel, selon elle, dans la « retraditionnalisation » des sociétés musulmanes. Celle-ci trouve un terrain fertile dans les conditions de vie dans les pays musulmans et aussi des communautés musulmanes en Europe. « Le monde arabo-islamique fait partie de cet univers composite qui évolue dans une mondialisation financière dominante, provoquant partout les mêmes symptômes : faillite des Etats endettés (…) ; faillite des partis politiques autres que ceux prêchant la haine et la xénophobie (…) ; faillite des élites (…) ; dérégulations sociales, sentiment d’insécurité, montée des peurs ; barbarie des masses révoltées qui, à la recherche du semblable et de règles uniformes, en mal de cohérence, bannissent les différences, l’individualité, la pluralité et par conséquent la liberté ; ensauvagement, désarroi de la jeunesse, diplômée ou non, en tout cas sans travail et s’estimant sans avenir. »
La « retraditionnalisation » vise à créer une pureté religieuse, comme d’autres rêvent ailleurs de pureté ethnique. L’exode massif des chrétiens et des juifs de la Turquie, de l’Iran et des pays arabes a privé ces pays de minorités qui « ont fait aussi la richesse de la civilisation islamique (…) Or, les minorités sont non seulement niées, mais encore combattues, appréhendées comme des ennemis de l’intérieur. »
Il est clair que « l’islam des origines ne peut être ressuscité », et que le retour à la vraie foi est un moyen et un argument politique. La « retraditionnalisation », financée par les islamodollars de l’Arabie Saoudite et du Qatar coexiste avec l’adoption du modèle consumériste occidental : occidentalisation et islamisation sont les deux faces de la même médaille. La tradition brandie sciemment n’est qu’une des faces de l’éternité marchande », écrit Zakya Daoud. Et encore : « La réislamisation par le bas rejoint désormais les flux d’argent du haut. »
Autant dire que le tableau dressé par l’auteure est sombre et que domine le pessimisme. Le poème de Abou el Kassem Chebbi, intégré dans l’hymne national tunisien, sonne davantage comme un vœu que comme un programme : « lorsqu’un peuple veut la vie, force est au destin de répondre, à la nuit de s’évanouir, aux chaînes de se rompre… »