Au Café existentialiste

Dans « Au café existentialiste, la liberté, l’être et le cocktail à l’abricot », la philosophe anglaise Sarah Bakewell livre un formidable récit de la naissance et du développement de l’existentialisme.

La quatrième de couverture explique le titre de ce passionnant ouvrage : « Paris, 1932. Trois amis se réunissent dans un célèbre café de Montparnasse. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir écoutent Raymond Aron, de retour de Berlin, parler d’une forme de pensée radicalement neuve qu’il a découverte : la phénoménologie. En guise d’explication, Aron pointe son verre du doigt et dit à Sartre : « Tu vois, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie ! » Intrigué et inspiré, Sartre élabore une théorie philosophique fondée sur l’existence vécue, dont le quartier de Saint-Germain-des-Prés va devenir l’emblème. »

Bouleversé par cette découverte, Sartre passera un an à Berlin pour lire dans le texte les œuvres d’Edmund Husserl, l’inventeur de la Phénoménologie. Pour Husserl, l’esprit humain ne devrait pas chercher à savoir ce qu’il est, comme s’il était une sorte de substance. Il faut se concentrer sur ce qu’accomplit l’esprit, et pour cela se concentrer sur les « phénomènes », c’est-à-dire toute chose, tout objet ou tout événement tel qu’il se présente à mon expérience, indépendamment de ce qu’il est, ou n’est pas, en réalité.

Le Café de Flore en 1949

La liberté sous l’oppression

La philosophe « existentialiste » sera formulée de manière nette en 1943 par Jean-Paul Sartre dans « l’être ou le néant ». Sarah Bakewell note que la rédaction de cet ouvrage pendant une période de noire oppression ne doit rien au hasard. L’existentialisme suscitera aussi l’enthousiasme dans l’Allemagne ravagée de 1948 et la Tchécoslovaquie occupée en 1968. C’est qu’il s’agit d’une philosophie de la liberté.

Elle nous incite à nous lancer dans nos propres vies, les menant en affirmant chaque moment, exactement comme elles sont, sans souhaiter quoi que ce soit de différent, et sans se charger d’un ressentiment amer contre les autres ou contre notre destin. « Même si la situation est insoutenable – peut-être allez-vous être exécuté, ou bien êtes-vous enfermé dans une prison de la Gestapo, ou bien sur le point de tomber d’une falaise – vous êtes encore libre de décider quoi en faire en esprit et en acte. En partant d’où vous êtes maintenant, vous choisissez. En en choisissant, vous choisissez qui vous serez. »

Le livre de Bakewell entremêle l’histoire personnelle des acteurs de cette histoire : les prédécesseurs, Nietzche, Kierkegaard et Husserl ; Martin Heidegger, avec un statut particulier en raison de son engagement aux côtés des Nazis, cohérente avec une vision de la philosophie comme creusant l’être en profondeur et non pas en se confrontant avec des cultures étrangères ; et puis Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus, Boris Vian, Gabriel Marcel, Maurice Merleau-Ponty.

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir

Que sommes-nous ? Que devrions-nous faire ?

Sarah Bakewell dit son enthousiasme : « quand on lit Sartre sur la liberté, Beauvoir sur les mécanismes subtils de l’oppression, Kierkegaard sur l’anxiété, Camus sur la rébellion, Heidegger sur la technologie ou Merleau-Ponty sur la science cognitive, on a parfois l’impression de lire les dernières nouvelles. Leurs philosophies restent intéressantes, pas parce qu’elles ont tort ou raison, mais parce qu’elles concernent la vie, et parce qu’elles s’attaquent aux plus grandes questions humaines : que sommes-nous ? et que devrions-nous faire ? »

Elle exprime une prédilection pour deux personnages, Merleau Ponty et de Beauvoir.

« Merleau-Ponty a donné à la philosophie une nouvelle direction en prenant ses aires d’étude périphériques – le corps, la perception, l’enfance, la sociabilité – en en les plaçant dans la position centrale qu’ils occupent dans la vie réelle. Si j’avis à choisir un héros intellectuel dans cette histoire, ce serait Merleau-Ponty, le philosophe des choses telles qu’elles sont. »

Maurice Merleau Ponty

L’éclosion phosphorescente de la vie

Bakewell évoque l’autobiographie de Beauvoir : « la furie et la vivacité des cafés existentialistes, avec « un ciel sulfureux au-dessus d’une mer de nuages, le houx pourpre, les nuits blanches de Leningrad, les cloches de la Libération, une lune orange sur le Pirée, un soleil rouge se levant sur le désert » et tout les reste de l’exquise éclosion phosphorescente de la vie, qui se révèle aux êtres humains aussi longtemps que nous avons assez de chance pour en faire l’expérience. »

« Au café existentialiste, la liberté, l’être et le cocktail à l’abricot » se lit comme un roman. Il comporte 450 pages dans sa version originale en anglais. Mais chacune d’elles vaut la peine.

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