L’herbe poussera sur vos villes

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Le documentaire de Sophie Fiennes « over your cities grass will grow » a été présenté hors compétition au dernier Festival de Cannes. Son objectif est de faire entrer le spectateur dans la compréhension de l’œuvre du sculpteur et peintre Anselm Kiefer.

Né en 1945, Anselm Kiefer a quitté l’Allemagne en 1993 pour s’installer dans une usine de soie désaffectée de Barjac dans le sud de la France.

Le film commence par une lente errance dans les souterrains de la ville absurde que l’artiste a créée comme matrice de sa propre production artistique. Il s’agit d’une véritable méditation, sans parole, accompagnée seulement par des œuvres du compositeur Gyorgi Ligeti. Puis, imperceptiblement, on passe de la matière inerte à la matière excavée, broyée, incendiée, fondue, brisée, hissée, exhibée dans ses meurtrissures par le travail de l’artiste et de ses assistants. Au centre du film, Anselm Kiefer explique sa conception de l’art comme une tentative pour mettre un ordre provisoire, toujours menacé de subversion par la vie qui monte : l’herbe poussera sur vos villes.

Curieusement, j’ai l’occasion de voir ce film le jour où les journaux annoncent la disparition du mathématicien Benoît Mandelbrot qui, avec sa théorie des fractales, tentait de trouver une cohérence dans des figures géométriques brisées telles que les côtes de la Bretagne ou un graphique de cours de bourse. C’est à une tâche semblable que s’attache Kiefer dans le domaine de l’art. La mer et la forêt, ses thèmes de prédilection, sont des univers de discontinuité. Le sculpteur y associe des livres. Soudain un sens est donné, mais toujours fragile et menacé.

Illustration : http://www.overyourcities.com/

Anish Kapoor à Londres

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La galerie Serpentine présente quatre sculptures d’Anish Kapoor, sculpteur né à Mumbai en 1954, dans le parc de Kensington Gardens.

Le point commun de ces sculptures est qu’il s’agit de miroirs. Sky Mirror (2006) est la plus grande d’entre elles. Elle est située au bord de la rivière Serpentine qui court dans Hyde Park et Kensington Gardens. Elle se reflète dans la rivière, mais reflète elle-même les nuages. Non-Object (2007) est un cône sur le côté duquel se réfléchissent les arbres.  C-Curve (2007) offre aux passants leur propre image, tête en bas dans l’une des faces. Enfin, Sky Mirror Red (2007) est installée dans le bassin circulaire en face du palais de Kensington où évoluent des canards, des cygnes et des maquettes télécommandées de voiliers de la Coupe de l’America.

Photo « transhumances » : Sky Mirror. http://www.serpentinegallery.org/

Gauguin faiseur de mythe

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La Tate Modern de Londres présente une exposition intitulée « Gauguin, maker of myth » (faiseur de mythe).

Paul Gauguin s’est à plusieurs reprises inventé un destin : adolescent, il s’embarque à bord de navires ; adulte, il mène une existence bourgeoise d’agent de change et de père de famille ; passionné de peinture, il considère la crise financière et son licenciement de la bourse comme une aubaine et embrasse la vie d’artiste ; il part vivre à Tahiti puis, trouvant Tahiti trop occidentalisé, dans une île des Marquises.

L’exposition montre comment Gauguin a sans cesse inventé des mythes. Le mythe de l’artiste bohême le conduit à prêter ses traits au Christ dans le jardin de Gethsémani. Le mythe d’une religion primitive à Tahiti l’amène à peindre un temple imaginaire et à le décorer de motifs relevés dans un musée. Une partie de sa motivation était commerciale : les mythes et l’exotisme faisaient vendre, c’était un bon positionnement sur le marché de l’art.

Mais la mythomanie de Gauguin fut aussi un formidable levier pour son génie artistique. Pour donner à voir un autre monde au-delà du monde visible, il simplifia les formes et inventa un nouvel usage des couleurs. Fait rare pour un occidental à son époque, il s’immergea totalement dans la culture tahitienne.

L’exposition présente de nombreuses toiles, parmi les plus connues et les plus remarquables du peintre, réalisées à Pont Aven, à la Martinique, à Tahiti et aux Marquises. J’y ai découvert un autre aspect de l’œuvre de Gauguin, ses sculptures qui rendent sensible sa personnalité torturée et sa passion pour la femme.

Illustration : Paul Gauguin, Merahi Melena No Tehamana, présenté à l’exposition « Gauguin, Maker of Myth » de la Tate Modern.

Le Paradis un peu plus loin

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A l’occasion de l’exposition  Gauguin à la Tate Modern (Londres), voici une présentation du livre de Mario Vargas Llosa El Paraiso en la otra esquina (Le Paradis un peu plus loin), Punto de Lectura 2003.

Mario Vargas Llosa nous raconte dans ce livre les derniers mois de la vie de Flora Tristan (avril à novembre 1844) et les dernières années de celle de Paul Gauguin (avril 1892 – mai 1903). Un lien de filiation les attache : Paul est fils d’Aline, fille de Flora. La parenté spirituelle est plus forte encore que celle du sang. Flora et Paul forcent leur destin. Ils croient qu’il existe ailleurs un Paradis et sont prêts à toutes les souffrances, à tous les martyres, pour y parvenir. Pour Flora, « Madame la Colère », ce sera la révolution pacifique fruit de l’union des opprimés, les ouvriers et les femmes ; pour Paul, « Koké », l’Océanie, pays « sauvage » où s’expriment à l’état brut les émotions que réprime la civilisation industrielle.

Flora Tristan a connu dans son enfance la misère noire, bien que son père, disparu quand elle avait 4 ans, fût membre d’une haute famille péruvienne. Elle épouse le patron d’un atelier textile, histoire d’échapper à la pauvreté, mais cette union se révèle pour elle un désastre. Elle en retire l’idée que le mariage est un viol légal et en conserve une profonde répugnance pour le sexe. Mère de trois enfants, elle défie les lois qui la maintiennent assujettie à son mari, s’enfuit pour le Pérou où son oncle l’accueille paternellement mais refuse de lui reconnaître sa part d’héritage. De retour en France, elle raconte son histoire dans un livre, « Pérégrinations d’une paria », s’affronte à son mari qui enlève à plusieurs reprises ses enfants afin de la rançonner et qui finit par lui tirer une balle dans la poitrine.

Flora lit Saint Simon et Fourier, part en Angleterre observer, déguisée en homme, la condition ouvrière et écrit un manifeste, « l’Union Ouvrière » qui pose les bases d’une révolution pacifique construite par des comités de travailleurs dans lesquels les femmes, y compris les prostituées, auront toute leur place. Flora s’engage dans un tour de France pour rencontrer les ouvriers et constituer des comités. A mesure que les mois passent, l’attitude des autorités tourne de plus en plus à la répression. Sa santé vacille. Elle meurt épuisée à Bordeaux à l’âge de 41 ans.

Paul Gauguin passe plusieurs de ses jeunes années dans la marine, avant d’être introduit par l’amant de sa mère dans une société de bourse. Il y fait fortune, épouse une danoise, ils ont cinq enfants et mènent une vie de bourgeois comblés. Un collègue introduit Paul à la peinture et, sur sa trentaine, celui-ci se prend de passion pour cet art. Pendant plusieurs années, il mène une double vie, agent de change pendant la journée, peintre la nuit. La crise boursière de 1883 le prive de son emploi, et il voit dans cette disgrâce une bénédiction : il pourra désormais se consacrer totalement à son art.

Paul s’avance alors en pleine conscience vers la marginalité et recherche, à Pont-Aven d’abord, puis à Tahiti et enfin aux Iles Marquises, la vérité sauvage d’avant la civilisation. En cela, il ressemble à Van Gogh, le Hollandais fou avec qui il était allé vivre à Arles, avant de le quitter de manière abrupte, provoquant chez Vincent un accès de folie et la mutilation de son oreille.

Flora considérait le sexe au pire comme un repoussoir, au mieux du temps volé à la révolution. Pour Paul au contraire, il est l’expérience centrale autour de quoi s’organisent sa vie et sa vision du monde. En permanence à court d’argent, le corps tout entier attaqué par la vérole jusqu’à en devenir aveugle, considéré comme un paria par les autorités, prêt aux pires compromissions et mensonges pour survivre et peindre, il recherche jusqu’au bout une vérité qui n’est pas le reflet de la réalité, mais une effervescence spirituelle.

Mario Vargas Llosa nous parle d’un « Eunuque divin », de deux armées d’opérette fuyant en directions opposées croyant chacune sa défaite avérée, du totem de la Maison des Plaisirs représentant le Père la Luxure sous les traits de l’évêque catholique, d’un concert de Frantz Litz à Bordeaux, d’un lavoir dont le plan incliné est monté à l’envers, obligeant les lavandières à s’immerger dans le bassin, d’Olympia l’amante et d’Eléonore la fille spirituelle, des Vahinés Teha’amana et Pau’ura, d’une Maréchale éminence grise d’un président de la république, et de mille autres étonnements. Il nous parle d’une vie qui rugit comme un torrent gonflé par un cyclone, de désespoirs et d’espérance.

Illustration : Paul Gauguin, Faa Iheihe, 1898, Tate.