A sa sortie en Grande Bretagne, « Les aventures de Tintin, le secret de la Licorne », film de Steven Spielberg a déchaîné des réactions passionnées et parfois hostiles. J’ai aimé ce film, dont je pense que le caractère innovateur aurait plu à Hergé.
Dans The Guardian de 18 octobre, Nicholas Lezard écrit : « En sortant du nouveau film de Tintin mis en scène par Steven Spielberg, je me suis retrouvé pendant quelques secondes trop abasourdi et mal à l’aise pour parler ; parce que j’avais été obligé de regarder deux heures de violence littéralement insensée perpétrée sur quelque chose que j’aime tendrement. En fait, la violation était si forte que je me suis retrouvé comme si j’avais été témoin d’un viol (…).
L’expérience de lire une bande dessinée n’est pas la même que celle de regarder un film. C’est lent, calme et intime, et dans l’enfance on s’y livre typiquement couché sur le ventre, le livre devant soi, les jambes dressées perpendiculairement aux genoux, chevilles croisées, la pose classique de l’enfant absorbé par un texte (…) Tel qu’il est, le film a transformé un travail d’art subtil, complexe et beau en la grandiloquence typique de la superproduction moderne, Tintin pour les débiles ».
Deux jours plus tôt, Xan Brooks avait écrit dans le même journal « là, à l’écran, on voit les vieux et attachants personnages d’Hergé, relevés comme Lazare et remis à gambader. Mais l’étincelle est partie, leurs yeux sont empoussiérés, et regarder leur cirque est comme faire la fête avec des fantômes. Tournez le dos ; ne rencontrez pas leur regard. Quand on regarde le vide, le vide nous regarde à son tour. »
Tintinophile dans mon enfance, j’ai voulu me faire une opinion personnelle. Et j’ai aimé le film. Dans la première scène, sur un marché bruxellois Hergé lui-même fait le portrait de Tintin. C’est comme un passage de relais. Avant sa mort en 1983, il avait indiqué Spielberg comme celui qui saurait donner vie à ses personnages au cinéma. Il ne s’était pas trompé.
La technique de l’animation numérique, qui fait jouer de vrais acteurs mais leur donne l’apparence de personnages dessinés, est bien adaptée à Tintin, personnage indéfini évoluant dans le monde réel. La 3-D donne aux images une profondeur que la succession de plans différents dans les dessins d’Hergé parvenait à créer.
Spielberg prend des libertés par rapport aux scénarios d’Hergé, mélange le Crabe aux Pinces d’Or et le Secret de la Licorne, censure les chapelets d’injure du Capitaine Haddock, invente un descendant à Rackham le Rouge, imagine une bataille homérique de grues portuaires. Mais Hergé lui-même n’avait cessé de se réinventer : Tintin au Tibet n’avait guère de point commun avec Tintin au Congo, si ce n’est la compagnie de Milou. Spielberg reste fidèle aux aspects les plus contestables de l’œuvre d’Hergé, la clôture dans un monde masculin misogyne comme l’exaltation d’un héros invulnérable, aussi expert malgré son jeune âge dans le langage Morse que dans l’interprétation des symboles bibliques. Mais introduire des femmes intelligentes et belles ou montrer Tintin incompétent n’aurait-il pas ruiné le mythe ?
Il y a des scènes magnifiques dans le film de Spielberg. Les Dupondt se font ouvrir l’appartement d’un kleptomane qui vole les portefeuilles uniquement pour le plaisir de les conserver par ordre alphabétique ; la pièce est dans la pénombre, encombrée de rayonnages ; la scène est pleine de poésie et d’humour. Tintin, Haddock et Milou marchent dans les dunes (la 3-D ici fait merveille) sous un soleil accablant, terrassés par la soif ; Haddock a la vision du vaisseau de son ancêtre émergeant à la crête d’une dune comme d’une vague. Dans le palais de l’Emir, la Castafiore donne un récital ; sa voix puissante indispose Milou et Haddock avant que ses vibrations réduisent en éclats les verres de lunette de l’Emir, les coupes de champagne et la cage de verre à l’épreuve des balles qui sert d’écrin à la maquette de la Licorne.
Spielberg n’a pas mis en scène les albums de Tintin. Il invente son Tintin. Les enfants présents autour de moi dans la salle du cinéma Vue de Watford étaient effrayés, émerveillés, amusés, émus aux larmes. Comme je l’étais, il y a cinquante ans, à plat ventre sur mon lit, le livre devant moi, les jambes à la verticale des genoux et les chevilles croisées.
Photo du film « Tintin et le secret de la Licorne » de Steven Spielberg.