Caramel

J’avais été enthousiasmé par le second film de la Libanaise Nadine Labaki, « et maintenant, on va où  » (2011). J’ai voulu voir le CD de son premier film, Caramel (2007).

 Le caramel, c’est la substance à haute température que le salon de beauté de Layale, à Beyrouth, utilise pour épiler ses clientes. Le caramel sent bon la fleur de canne et la cannelle. L’extraction des poils collés au caramel répandu sur les jambes est douloureuse. Le film Caramel est bien décrit par son titre : d’un côté, la joie de vivre de femmes qui vivent du salon ou en sont les voisines, d’un autre côté les pressions sociales qui les asservissent douloureusement.

 Layale est l’amante d’un homme marié dont la femme est par ailleurs sa cliente ; elle mettra du temps avant de céder à l’amour du petit policier d’en face qui lui pardonne ses contraventions. Nisrine va se marier, mais doit préalablement se faire recoudre l’hymen dans une clinique ; la jolie Rima penche pour le sexe faible et, comme garçon manqué, est préposée à la mise en route du groupe électrogène lors des coupures de courant ; Jamale rêve d’un grand rôle au cinéma et d’oublier qu’elle a dépassé la quarantaine ; Tante Rose, la voisine, sacrifie sa vie à sa sœur Lili, la folle du quartier : acceptera-t-elle les avances de Monsieur Charles, un septuagénaire qui en pince pour elle ?

 Layale (Nadine Labaki elle-même) a rendez-vous avec son amant pour fêter son anniversaire. Les hôtels respectables exigent sa carte d’identité pour s’assurer ce que son visiteur est bien son mari. Elle finit par être acceptée dans un bouge infâme fréquenté par des prostituées. Elle passe l’après-midi à nettoyer la chambre crasseuse, à la décorer, à gonfler des ballons de baudruche. Son amant s’excuse au dernier moment : il ne peut s’absenter de sa femme. En fin de soirée, les copines viennent remonter le moral de Layale. « Heureusement qu’il n’est pas venu, dit Rima, ton gâteau était horrible ! ».

 Caramel est un beau film, tout en délicatesse, sur la difficulté et la beauté d’être femme au Proche Orient.

 Photo du film Caramel.

We need to talk about Kevin

Le film de Lynne Ramsey, “we need to talk about Kevin”, qui parle de la situation de parents dont un enfant est un dangereux psychopathe, est profondément dérangeant.

 Eva (Tilda Swinton) était une auteur de livres de voyage réputée, une belle femme adorée par un gentil mari (John C. Reilly), la mère de deux beaux enfants élevés dans une banlieue chic du New Jersey. Elle vit maintenant seule, sous tranquillisants, dans une maison minable régulièrement aspergée de sang par un voisinage hostile. Elle trouve un petit travail dans une agence de voyage, mais un jour par semaine, elle va visiter Kevin (Erza Miller), son fils. Kevin est en prison pour avoir perpétré dans un collège un massacre analogue à celui de Colombine ou d’Utoya ; archer d’élite, il avait selon un plan prémédité assassiné son père et sa sœur, puis toute une classe de petites filles dans le gymnase où elles venaient danser.

 La cible réelle de l’attentat est Eva. Dès le berceau, la relation entre l’enfant et la mère sont pathologique. La cinéaste nous montre Eva arrêtant le berceau près d’un marteau-piqueur dont le bruit monstrueux couvre l’espace d’un instant les braillements du bambin. Enfant, Kevin imaginera mille manières de contrarier sa mère, de la faire souffrir et de la pousser à bout de nerfs. Adolescent, il cause un accident domestique qui entraîne pour sa petite sœur la perte d’un œil. « Il faut que nous parlions des enfants », répète Eva à son mari Franklin, mais nous ne les voyons parler ensemble que lorsque Franklin lui annonce leur séparation. Kevin entend la conversation. Franklin lui dit qu’il ne connait pas le contexte. « Je suis le contexte », répond Kevin, et il a raison : tout dérive de sa haine inexpiable pour sa mère.

 On est tenté de parler du caractère démoniaque de Kevin, glacial calculateur dénué d’humanité. Professeur à Cambridge, Simon Baron-Cohen s’oppose à cette interprétation : nul ne peut situer le « démon » dans le cerveau, mais on sait quelles sont les zones du cerveau qui s’activent lorsqu’une personne éprouve de l’empathie pour une autre. « Des psychopathes comme Kevin ont un degré zéro d’empathie affective (ils ne se préoccupent pas le moins du monde des sentiments de quelqu’un d’autre), mais ils ont une excellente empathie cognitive (ils sont capables de s’insinuer dans l’esprit de quelqu’un en se représentant la manière dont une personne pense, veut ou ressent ; ils sont capables de manipuler les autres par la tromperie).

 La vie d’Eva est maintenant complètement centrée autour de la personne de Kevin, dont elle entretient la chambre et qu’elle visite chaque semaine. Peut-être est-ce ce que Kevin recherchait. A la fin du film, dans le parloir glacial de la prison, il étreint sa mère, celle qu’il s’est toujours refusé à appeler « maman ».

 Le film est construit comme une mosaïque de courtes scènes relatives à des moments différents, aujourd’hui, la petite enfance de Kevin, son adolescence. Le spectateur suit la divagation de l’esprit d’Eva, qui cherche la clé du drame : en est-elle responsable ? La première scène nous montre Eva ballotée dans la foule lors d’une bataille de tomates dans une petite ville espagnole. Le rouge de sang est le fil rouge de ce film magnifique et troublant.

 Photo du film « we need to talk about Kevin ».

Pourquoi j’ai aimé le Tintin de Spielberg

A sa sortie en Grande Bretagne, « Les aventures de Tintin, le secret de la Licorne », film de Steven Spielberg a déchaîné des réactions passionnées et parfois hostiles. J’ai aimé ce film, dont je pense que le caractère innovateur aurait plu à Hergé.

 Dans The Guardian de 18 octobre, Nicholas Lezard écrit : « En sortant du nouveau film de Tintin mis en scène par Steven Spielberg, je me suis retrouvé pendant quelques secondes trop abasourdi et mal à l’aise pour parler ; parce que j’avais été obligé de regarder deux heures de violence littéralement insensée perpétrée sur quelque chose que j’aime tendrement. En fait, la violation était si forte que je me suis retrouvé comme si j’avais été témoin d’un viol (…).

 L’expérience de lire une bande dessinée n’est pas la même que celle de regarder un film. C’est lent, calme et intime, et dans l’enfance on s’y livre typiquement couché sur le ventre, le livre devant soi, les jambes dressées perpendiculairement aux genoux, chevilles croisées, la pose classique de l’enfant absorbé par un texte (…) Tel qu’il est, le film a transformé un travail d’art subtil, complexe et beau en la grandiloquence typique de la superproduction moderne, Tintin pour les débiles ».

 Deux jours plus tôt, Xan Brooks avait écrit dans le même journal « là, à l’écran, on voit les vieux et attachants personnages d’Hergé, relevés comme Lazare et remis à gambader. Mais l’étincelle est partie, leurs yeux sont empoussiérés, et regarder leur cirque est comme faire la fête avec des fantômes. Tournez le dos ; ne rencontrez pas leur regard. Quand on regarde le vide, le vide nous regarde à son tour. »

 Tintinophile dans mon enfance, j’ai voulu me faire une opinion personnelle. Et j’ai aimé le film. Dans la première scène, sur un marché bruxellois Hergé lui-même fait le portrait de Tintin. C’est comme un passage de relais. Avant sa mort en 1983, il avait indiqué Spielberg comme celui qui saurait donner vie à ses personnages au cinéma. Il ne s’était pas trompé.

 La technique de l’animation numérique, qui fait jouer de vrais acteurs mais leur donne l’apparence de personnages dessinés, est bien adaptée à Tintin, personnage indéfini évoluant dans le monde réel. La 3-D donne aux images une profondeur que la succession de plans différents dans les dessins d’Hergé parvenait à créer.

 Spielberg prend des libertés par rapport aux scénarios d’Hergé, mélange le Crabe aux Pinces d’Or et le Secret de la Licorne, censure les chapelets d’injure du Capitaine Haddock, invente un descendant à Rackham le Rouge, imagine une bataille homérique de grues portuaires. Mais Hergé lui-même n’avait cessé de se réinventer : Tintin au Tibet n’avait guère de point commun avec Tintin au Congo, si ce n’est la compagnie de Milou. Spielberg reste fidèle aux aspects les plus contestables de l’œuvre d’Hergé, la clôture dans un monde masculin misogyne comme l’exaltation d’un héros invulnérable, aussi expert malgré son jeune âge dans le langage Morse que dans l’interprétation des symboles bibliques. Mais introduire des femmes intelligentes et belles ou montrer Tintin incompétent n’aurait-il pas ruiné le mythe ?

 Il y a des scènes magnifiques dans le film de Spielberg. Les Dupondt se font ouvrir l’appartement d’un kleptomane qui vole les portefeuilles uniquement pour le plaisir de les conserver par ordre alphabétique ; la pièce est dans la pénombre, encombrée de rayonnages ; la scène est pleine de poésie et d’humour. Tintin, Haddock et Milou marchent dans les dunes (la 3-D ici fait merveille) sous un soleil accablant, terrassés par la soif ; Haddock a la vision du vaisseau de son ancêtre émergeant à la crête d’une dune comme d’une vague. Dans le palais de l’Emir, la Castafiore donne un récital ; sa voix puissante indispose Milou et Haddock avant que ses vibrations réduisent en éclats les verres de lunette de l’Emir, les coupes de champagne et la cage de verre à l’épreuve des balles qui sert d’écrin à la maquette de la Licorne.

 Spielberg n’a pas mis en scène les albums de Tintin. Il invente son Tintin. Les enfants présents autour de moi dans la salle du cinéma Vue de Watford étaient effrayés, émerveillés, amusés, émus aux larmes. Comme je l’étais, il y a cinquante ans, à plat ventre sur mon lit, le livre devant moi, les jambes à la verticale des genoux et les chevilles croisées.

 Photo du film « Tintin et le secret de la Licorne » de Steven Spielberg.

Sleeping Beauty

Sleeping Beauty, le premier film de la romancière australienne Julia Leigh, est une dérangeante méditation sur un thème ancestral, Eros et Thanatos, l’amour (dans sa dimension érotique) et la mort (dans sa version sénile).

 Sleeping Beauty, c’est le titre anglais du conte de Perrault « la Belle au Bois Dormant ». Mais aucun Prince Charmant ne vient réveiller Lucy du sommeil artificiel où elle se trouve plongée dans un bordel de luxe où des messieurs très riches et très vieux peuvent faire de son corps ce qu’ils veulent l’espace d’une nuit, à condition de ne pas laisser de marques et de ne pas pénétrer.

 Le film s’ouvre sur une scène de pénétration. Etudiante désargentée, Lucy (Emmy Browning) sert de cobaye à un laboratoire qui insère un tube dans son œsophage et y injecte un liquide non spécifié. Lucy est courageuse. Elle nettoie une salle de bistrot à la nuit tombante. Elle effectue des travaux administratifs dans un bureau. Elle trouve aussi le temps et l’énergie de racoler des hommes aisés et de leur monnayer ses charmes.

 Lucy a un joli petit corps d’une rare blancheur et un joli visage d’ange. Elle sait ce qu’elle veut, est experte dans l’art de draguer et sait se vendre. Lorsqu’une annonce lui fait rencontrer Clara (Rachael Blake), la tenancière d’une maison de plaisir haut de gamme, c’est le jackpot. Son baptême du feu est une soirée dans le style « Eyes Wide Shut », le dernier film de Stanley Kubrick. Dîner et apéritif sont servis par de jeunes femmes aguichantes et dévêtues. Lorsque Clara fait appel ensuite à ses services, c’est pour servir d’objet sexuel endormi aux caprices de messieurs à qui l’interdiction de pénétrer est purement formelle, tant leur grand âge les a rendus impuissants.

 Lucy semble résolue et forte. Mais sa vie à la maison avec sa mère alcoolique et son frère hostile est exempte d’affection. Elle rend fréquemment visite à un homme avec lequel un amour réciproque semble possible, mais c’est un abîme de drogue et d’incommunication qui s’élargit entre eux. Sa dernière nuit chez Madame Clara tourne au cauchemar : lorsqu’elle se réveille, le vieillard à ses côtés est mort, après avoir avalé un poison. La vie de Lucy, sans amour, s’est fracturée, irrémédiablement peut-être.

 Le film de Julia Leigh est profondément dérangeant.  Il navigue au bord du voyeurisme et de la violence, sans y succomber. Il est intentionnellement froid : tout est filmé avec distance, dans une lumière crue, sans musique. C’est surtout le désespoir de Lucy, à l’opposé de l’harmonie de son corps et de la force apparente de son tempérament, qui rend mal à l’aise. Sans nul doute, Julia Leigh a transmis l’émotion qu’elle recherchait.

 Affiche du film « Sleeping Beauty ».