Une séparation

Le film « Une séparation » du cinéaste iranien Asghar Farhadi, Ours d’Or au Festival du film de Berlin, connaît un succès inattendu en France : un million d’entrées, grâce à une presse unanime et au bouche à oreilles.

 Même si « l’axe du mal » du président George Bush faisait sourire en France, il en reste quelque chose dans nos mentalités. Nous pouvons avoir de l’Iran une image déformée, celle d’un gigantesque asile de fanatiques religieux menaçant la paix mondiale. Le film d’Asghar Farhadi n’esquive pas la difficulté de vivre dans ce pays : Simin demande le divorce car elle ne supporte pas que son mari ne saisisse pas la chance de partir à l’étranger. Il affronte aussi la question de l’influence de la religion : Razieh ne se résout à laver le vieux monsieur dont elle a la garde que lorsqu’au téléphone un imam lui garantit que, dans cette situation d’urgence, elle ne commet pas un péché. Les femmes portent le voile, avec élégance mais en toutes circonstances. Causer une fausse couche est assimilé à un infanticide, et la prison pour dettes existe comme du temps de Dickens en Angleterre.

 Mais la première révélation du film, c’est que nous nous sentons proches des personnages. Nader et Simin sont un couple moderne, vivent dans un appartement confortable, possèdent deux voitures récentes, sont attentionnés pour leur fille Termeh et soucieux de son éducation, vivent au jour le jour le calvaire du naufrage du père de Nader dans la maladie d’Alzheimer. Hodjat et Razieh sont d’une classe sociale pauvre, et rencontrent des difficultés bien connues en France : les crédits à rembourser, le chômage, les longs trajets en autobus pour un maigre salaire.

 Nader et Simin sont faits pour vivre ensemble : jeunes, beaux, intelligents, exigeants sur le respect des valeurs. Le problème est que leurs valeurs peuvent diverger. Nader place au premier rang la fidélité a son père sénile ; Simin, sa liberté de femme. Simin part vivre chez ses parents. Nader reste chez lui, avec à charge son père et sa fille adolescente. Il recrute une aide à domicile, Nazieh. Lorsqu’il trouve son père attaché à son lit à moitié asphyxié, il expulse celle-ci de chez lui manu-militari. Elle tombe dans l’escalier. Elle fait une fausse couche. Hodjat, le mari de Nazieh accuse Nader d’avoir provoque la mort du bébé. Nader savait-il que Razieh était enceinte ? Quelle urgence avait poussé Razieh à laisser le père de Nader seul et à l’attacher par précaution ? Est-ce la chute dans l’escalier qui a provoqué la fausse-couche ?

 Nader et Simin se trouvent pris dans un dilemme : payer à Hodjat une somme qui le convaincra de se désister de sa plainte ou résister au chantage de cet homme qui, chaque jour, se poste à la sortie de l’école de leur fille comme une vivante menace ? De son côté, Razieh est sommée de jurer sur le Coran que la fausse couche a été provoquée par la violence de son ancien patron ; mais si elle parjure, sa mauvaise action peut entrainer le malheur pour sa propre fille.

 Nader et Simin sont faits pour vivre ensemble, et leur première séparation n’était pas faite pour durer. Mais dans l’épreuve, ils réagissent si différemment que le gouffre spirituel qui s’est créé entre eux est devenu insurmontable. Le réalisateur Asghar Farhadi a confié le rôle de Termeh à sa fille. L’adolescente tient probablement le rôle central, polarisant et cristallisant les tensions. Dans la dernière scène du film, le juge du divorce de ses parents lui demande si elle a choisi avec qui elle voulait vivre. « Oui, j’ai choisi », répond-elle. Dans le désastre familial, elle s’affirme comme une jeune femme libre.

 Ce qui fait la beauté de ce film, c’est l’humanité des personnages, leur volonté de tout faire pour le bien de ceux qu’ils aiment, leur respect pour autrui, leurs doutes. Le jeu des acteurs exprime de façon magnifique les convictions qui les mènent à l’impasse, leur force et leur fragilité.

 Le succès du film en France souligne la force de la culture et de l’industrie cinématographique dans notre pays. En Grande Bretagne, « une séparation » a été retiré de l’affiche après quelques semaines d’exploitation et 70.000 spectateurs. L’engouement du public français pour ce film iranien de deux heures en langue originale sous-titrée a quelque chose d’unique et d’admirable.

 Photos du film « une séparation »

Post Mortem

« Post Mortem », film de Pablo Lorrain, se déroule à Santiago du Chili lors du coup d’Etat militaire de Pinochet en 1973. Il est actuellement projeté sur les écrans londoniens.

 Mario est un petit fonctionnaire dans une morgue de Santiago. Son travail consiste à transcrire les rapports d’autopsie que lui dicte le médecin. Il a une cinquantaine d’années et sa vie est désespérément vide. Il n’a qu’une idée fixe, séduire sa voisine d’en face, Nancy, une danseuse. Nancy est en pleine crise existentielle : elle est menacée de perdre son emploi dans le cabaret où elle se produit ; son père, son frère et son amant sont engagés dans la lutte politique et elle ne les comprend pas. Elle flirte avec Mario, fait l’amour avec lui, mais c’est pour tromper son désespoir.

 La vie de Mario elle-même est chamboulée. Soudain, l’hôpital est envahi de charrettes entières de cadavres, le personnel est mis sous commandement militaire, il faut bâcler les autopsies, attribuer à la hâte des numéros aux tués. L’armée saccage la maison de Nancy, qui se réfugie dans un trou à rats avec son amant. Dans une scène finale interminable, Mario empile un capharnaüm de meubles devant la porte du refuge : est-ce pour mieux le camoufler ? Est-ce pour enterrer vivant les amants ? Est-ce simplement un geste symbolique pour enfouir une vie devenue insupportable ?

 Dans le rôle de Mario, Alfredo Castro interprète un personnage insignifiant, inexpressif, pas « aimable ». Les couleurs sont fades, tirant souvent sur le marron et le gris ; la chair des vivants et des morts est grise et flasque. L’action tire en longueur. Les critiques sont partagés. Certains voient dans le film un monument d’esthétique abstraite, sordide et ennuyeuse. D’autres, dont je suis, y voient la mise en scène du caractère glauque d’une dictature fondée sur l’adhésion indifférente de personnages minables. La poésie qui se déprend du film est d’une tristesse sans espoir, mais c’est de la poésie.

 Mario est appelé à transcrire le rapport d’autopsie du président Salvador Allende, devant une brochette de galonnés. Mais il n’a pas l’habitude de la machine à écrire électrique que l’armée met à sa disposition. La machine s’emballe et il s’avoue vaincu. La grande histoire a frappé à sa porte et il a manqué le rendez-vous.

 Photo du film « Post Mortem »

Gianni et les femmes

Après « le déjeuner du 15 août », dont « transhumances » a récemment présenté une recension, Gianni Di Gregorio a réalisé un second film, « Gianni e le donne », « Gianni et les femmes ».

 Di Gregorio joue lui même, comme dans le précédent film, le rôle de Gianni, un préretraité d’une bonne soixantaine d’années qui traine son ennui dans les rues de Rome. Gianni est environné de femmes : son épouse, avec qui il ne partage plus grand-chose ; sa fille, qui a imposé à la maison son petit ami et son oisiveté ; la voisine d’en dessous, une charmante jeune fille toujours sur les nerfs dont il promène le grand chien, Riccardo ; et surtout sa mère (Valeria De Franciscis), quatre vingt quinze ans et toute sa tête, qui mène la grande vie et l’appelle à tout bout de champ.

 Gianni est un gentil garçon qui, comme dans le « déjeuner du 15 août », ne sait pas dire non et se laisse envahir. Mais voilà que son ami Alfonso l’encourage à relever la tête et à se trouver une amante. De fait, les femmes adorent Gianni. Mais de drague malheureuse en fiasco, il se rend compte qu’elles adorent en lui le chevalier servant, le tonton ou le grand-père et jamais l’amant.

 Gianni voit dans la glace les poches sous ses yeux, il voit dans un vieillard promenant son chien l’exacte image de ce qu’il est en train de devenir. Le film glisse peu à peu vers une indicible tristesse, celle du lent et impitoyable vieillissement. Mais ce que les mots peinent à dire, le langage cinématographique de Di Gregorio l’exprime de manière poignante.

 Photo du film « Gianni et les femmes » : Gianni Di Gregorio et Valeria De Franciscis.

Little Miss Sunhine

Little Miss Sunshine, film de Jonathan Dayton et Valerie Faris (2006) offre ce que le spectateur attend d’un bon film : du mouvement.

 Le mouvement est le voyage de la famille Hoover dans un vieux combi Volkswagen délabré d’Albuquerque à la Californie pour accompagner Olive, 7 ans, à un concours de fillettes reines de beauté. C’est surtout le mouvement des âmes.

 La famille Hoover est gravement dysfonctionnelle. Edwin, le père, est obsédé par la réussite au point qu’il a mis au point une méthode infaillible pour échapper au sort des loosers et devenir un winner. Le problème est qu’il ne parvient pas à la vendre, que sa vie professionnelle est celle d’un looser et que la famille manque d’argent. Dwayne, le fils adolescent, est un révolté qui hait sa famille et ne communique que par écrit. Olive, myope et mal faite de son corps, poursuit le fantasme de devenir Miss Sunshine. Richard, père d’Edwin, tourné vers la pornographie et la drogue, s’est fait exclure de la maison de retraite où il vivait. Pour couronner le tout, Frank, frère d’Edwin, est accueilli à la maison après avoir raté son suicide.

 Seule Sheryl, la mère, semble équilibrée et porte la famille sur ses épaules. Lorsqu’Olive demande à Frank ce qui lui a valu son séjour à l’hôpital, elle laisse se dernier s’expliquer sans fard, alors qu’Edwin tente d’interrompre cette conversation inconvenante.

 Le voyage vers la Californie s’avère mouvementé. Richard meurt d’un arrêt cardiaque. Il faudrait raisonnablement interrompre le voyage. Mais dans le désespoir familial, le concours de beauté d’Olive est devenu un point d’ancrage auquel tous se raccrochent frénétiquement. On enlève le corps du grand-père de la chambre d’hôpital, on le met dans le coffre du Combi, on arrive après la clôture des inscriptions pour le concours, on parvient à arracher l’inscription. Sur scène, Olive exécute le numéro de strip-tease que son grand-père lui a appris. Le scandale est général. Toute la famille se trouve aux côtés d’Olive. Dwayne a retrouvé la parole, Frank l’envie de vivre.

 Photo du film « Little Miss Sunshine ».