3.096 jours

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Natascha Kampusch, vient de publier en Angleterre « 3,096 days », le récit de son enlèvement à l’âge de 10 ans et de sa captivité pendant huit longues années.

Le magazine hebdomadaire de The Guardian a rencontré Natascha à Vienne. Le récit de cet entretien est à l’adresse suivante :

http://www.guardian.co.uk/world/2010/sep/11/natascha-kampusch-interview

L’évasion de Natascha en 2006 et le suicide de son geôlier Wolfgang Priklopil avaient fait les titres de la presse internationale. Comment cet homme apparemment si normal avait-il pu construire une prison sous son garage, enlever une petite fille et en faire son esclave pendant des années ?

C’est la maturité de Natascha qui étonne après une petite enfance malheureuse et l’incroyable épreuve de huit ans de captivité et d’humiliation. « Elle impute sa survie à un moment qui se passa quand elle avait 12 ans. Comme il n’y avait aucun adulte sain et solide dans sa vie, elle décida de devenir son propre adulte. Elle s’apparut à elle-même, âgée de 18 ans, dans une vision éclatante. Elle se dit – Je vais sortir de là, je te le promets. Maintenant tu es trop petite. Mais quand tu auras 18 ans, je dominerai le kidnappeur et je te libèrerai de ta prison ».

Interrogée sur ce qu’elle veut faire plus tard, elle répond psychologue, encore qu’elle veuille apprendre auparavant deux métiers, ceux de joailler et de cordonnier. L’équipe de psychologues qui a assisté Natascha dans son retour à la vie a certainement fait un travail exceptionnel.

Photo « The Guardian Week-end », 11 septembre 2010

Alex au Pays des Nombres

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Prendre par la main les gens qui souffrent depuis l’enfance d’allergie aux mathématiques et les emmener aux pays des merveilles numériques, telle est l’ambition d’Alex Bellos dans son livre « Alex’s adventures in Numberland, Dispatches from the Wonderful World of Mathematics » (Bloomsbury 2010).

« Les nombres n’ont probablement pas plus de 10.000 ans, au sens d’un système de mots et de symboles qui fonctionne ». Le chapitre zéro du livre (tout un symbole !) nous emmène dans la tribu des Munduruku en Amazonie, qui ne dispose des nombres que jusqu’à cinq. Au-delà, ils utilisent des approximations et des ratios : cet arbre a plus de fruit que celui-là. Ils ont un « instinct logarithmique » qui aplatit les différences entre les petites et les grandes quantités, le même qui nous fait minimiser la différence entre un millionnaire (riche) et un milliardaire (très riche) alors qu’un facteur mille les sépare.

Alex Bellos s’intéresse ensuite à la manière de désigner les chiffres et les nombres. Il remarque qu’alors que le chinois, le japonais et le coréen désignent les nombres au-delà de dix de manière régulière (ils disent dix-un pour onze et dix-deux pour douze), les appellations occidentales sont irrégulières, ce qui présente un extrême intérêt pour les historiens mathématiques. « Le mot français pour 80 est « quatre-vingt », indiquant que les ancêtres des français utilisaient autrefois un système à base vingt. On a aussi suggéré que la raison pour laquelle les mots pour « 9 » et « neuf » sont identiques ou similaires dans de nombreuses langues indo-européennes, y compris le français (neuf, neuf) l’espagnol (nueve, nuevo), l’allemand (neun, neu) et le norvégien (ni, ny) est l’héritage d’un système à base huit oublié depuis longtemps, dans lequel la neuvième unité serait la première d’une nouvelle série de huit. »

L’invention du zéro

Les mathématiques ont commencé en Grèce avec la géométrie de Pythagore et Euclide, ce dernier révélant une beauté profonde dans un système indiscutable de vérités invariables dans l’espace et le temps. Les origamis (pliages) japonais continuent la tradition de l’émerveillement devant les harmonies simples de la géométrie.

Le passage à l’algèbre a été rendu possible par l’invention en Inde du zéro. Alex Bellos montre comment les symboles utilisés par les Romains étaient à la fois contraires au sens commun (VIII est plus petit que IX, qui comporte moins de signes) et inadéquats pour le calcul. Les Indiens inventèrent un système dans lequel les unités, dizaines, centaines avaient leur place marquée par la succession des chiffres. Lorsqu’il n’y avait rien, ils laissaient un espace vide ; puis ils inventèrent un symbole pour le vide. Les arabes l’appelèrent « zéphyr », ce qui donna zéro, mais aussi chifre (chiffre) en Portugais et cipher en anglais (code).

« Les Grecs, dit Bellos, firent de fantastiques découvertes mathématiques sans le zéro, sans nombres négatifs ou fractions décimales. C’est parce qu’ils avaient une compréhension par-dessus tout spatiale des mathématiques. Pour eux, il était aberrant que rien puisse être « quelque chose ». Pythagore n’était pas plus capable d’imaginer un nombre négatif qu’un triangle négatif ».

« La philosophie indienne avait embrassé le concept de néant exactement comme les mathématiques indiennes avaient embrassé le concept de zéro. Le saut conceptuel qui conduisit à l’invention du zéro se produisit dans une culture qui acceptait le vide comme l’essence de l’univers ».

La beauté des mathématiques

Le livre d’Alex Bellos est un hymne à la mathématique. Il s’émerveille des propriétés de la série de nombres découverte par Leonardo Fibonacci dans son Liber Abaci, publié en 1202, où chaque nombre est la somme des deux qui le précèdent. Il célèbre le Pi (π), dont les ordinateurs calculent maintenant mille milliards de décimales, offrant à l’industrie et aux sondeurs une inépuisable réserve de chiffres au hasard. Il décrit les propriétés étonnantes du « nombre magique », 1,618, qui définit une proportion respectée par un grand nombre d’objets d’arts et de produits industriels. Il évoque les grands jeux mathématiques d’aujourd’hui, du Rubiks Cube au Sudoku.

Il s’attarde longuement sur les probabilités et leur application aux casinos et à l’assurance. « Acheter une police d’assurance est un jeu à espérance négative, et comme tel c’est un mauvais pari. Alors pourquoi est-ce que les gens prennent de l’assurance si c’est une si mauvaise transaction ? La différence entre l’assurance et le jeu dans un casino est que dans un casino vous jouez (ou vous devriez jouer) avec de l’argent que vous pouvez vous permettre de perdre. Avec l’assurance, cependant, vous jouez pour protéger quelque chose que vous ne vous pouvez pas vous permettre de perdre. »

La beauté des mathématiques, c’est leur capacité à créer, dans leur dynamique propre, des mondes à l’opposé de nos intuitions. Un exemple est le logarithme, inventé au dix-septième siècle. « Comment peut-on multiplier 10 par lui-même une fraction de fois ? Bien sûr le concept est non intuitif lorsqu’on imagine ce qu’il pourrait signifier dans le monde réel ; mais le pouvoir et la beauté des mathématiques est qu’on n’a pas besoin de se préoccuper de la signification au-delà de la définition algébrique. Le logarithme de 6 est 0,778 à la troisième décimale. En d’autres termes, quand nous multiplions 10 par lui-même 0,778 fois, nous obtenons 6. »

Il en va de même du concept de courbure de l’espace, inventé par Bernhardt Riemann et qui ouvrira la voie à la théorie de la relativité, et à la découverte par Georg Cantor qu’il y a des infinis plus grands que d’autres. « Après Riemann et Cantor, les maths ont perdu leur connexion avec quelque appréciation intuitive du monde que ce soit (…). Cantor nous a emmené au-delà de l’imaginable, et c’est un assez bel endroit ».

Illustration : couverture du livre d’Alex Bellos.

Keeper, garde-malade

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Le magnifique livre d’Andrea Gillies « Keeper » (garde-malade), édité en 2009 par Short Books a pour sous-titre « un livre sur la mémoire, l’identité, l’isolement, Wordsworth et faire des gâteaux ».

« Transhumances » a rendu compte le 8 juin de l’interview d’Andrea Gillies par The Guardian dans laquelle elle racontait son expérience de deux ans comme garde-malade au service de son beau-père Morris, impotent, et de sa belle-mère, Nancy, atteinte de la maladie d’Alzheimer. J’avais intitulé cet article « l’horreur absolue d’Alzheimer ».

Bien que relativement court (357 pages en format « poche »), Keeper est un livre à multiples facettes.

La maladie d’Alzheimer

Keeper constitue un remarquable ouvrage de vulgarisation scientifique sur la maladie d’Alzheimer et, pour la comprendre, sur le fonctionnement du cerveau. La maladie se caractérise par l’apparition de plaques et de nœuds qui empêchent la transmission de messages chimiques et électriques entre les neurones. Gillies compare la maladie à un incendie de forêt. « Alzheimer ressemble à un incendie de forêt dans lequel des bouquets de souches calcinées se tiennent au côté d’arbres qui semblent oublieux du désastre, préservés, avec leur feuillage vert intact ».

« Alzheimer renverse le processus de passage de l’état de bébé à celui de tout petit puis d’enfant puis d’adulte d’une manière qui est presque parfaite. Il y a une sorte de logique « last-in-first-out » dans la perte graduelle de l’intelligence. Les deux zones qui font devenir adultes, les dernières à se développer chez les enfants, l’hippocampe et le lobe frontal, sont décimées en premier, les fonctions motrices en dernier. La mémoire s’en va, les souvenirs qui forment le contexte de tous nos jugements adultes, de notre expérience chèrement acquise de ce qui est bien et ce qui est bon, de ce qui marche et ne marche pas, de ce que nous aimons et n’aimons pas, de ce qui est sûr et dangereux. (…) Finalement, le malade d’Alzheimer, s’il vit assez longtemps, revient à un état de petite enfance et à l’incontinence. Le langage et la reconnaissance du langage, puis les pouvoirs enfantins de marcher, se pencher, saisir, la capacité a s’asseoir, de lever la tête et de sourire, tout cela est perdu. »

La condition des malades

Keeper est aussi un livre sur la condition des malades de l’Alzheimer.

« Si j’avais à choisir un mot attrape-tout pour décrire la vie de Nancy ces dernières années, ce serait misère. Profonde misère, incessante et insoluble. Elle sait que quelque chose ne tourne pas rond, pas rond du tout, mais qu’est-ce que c’est ? Elle a une série de terribles rencontres quotidiennes avec elle-même et son environnement qui pourraient provenir directement d’un thriller amnésique : se réveiller pour découvrir qu’elle a vieilli de 50 ans pendant la nuit, que ses parents ont disparu, qu’elle ne connaît pas la femme dans le miroir, ni les gens qui prétendent être son mari et ses enfants, et qu’elle n’a jamais vu la série de pièces et de meubles que tout le monde autour d’elle affirme être sa maison. Le temps a glissé, soufflé de travers. Chaque jour pour elle se passe dans une recherche continuelle pour mettre les choses d’aplomb. »

Ou encore :

« Le monde de Nancy se recrée à chaque minute. Elle vit dans l’instant. (…) Il se peut que la meilleure chose pour les malades d’Alzheimer soit une sorte de nomadisme. Une randonnée permanente à un rythme de promenade en compagnie de quelqu’un avec qui converser, s’arrêtant seulement pour manger et dormir, les rendrait heureux, je pense. »

 « La seule maniere (inadéquate) par laquelle je puisse me relier à ce qu’éprouve Nancy quand elle s’éveille est me rappeler des moments ou je n’étais pas sûre d’où j’étais. Quand je me réveillais d’une anesthésie. Quand je me réveillais dans une chambre d’hôtel étrange, avec des meubles, des ombres, une odeur pas comme il faut. (…) La raison pour laquelle je n’ai pas peur de me réveiller est que, en me tournant et m’étirant dans mon lit, tout ce que je vois autour de moi est explicable. »

La condition des gardes-malades

Andrea Gillies décrit comment au fil de ces deux années, elle s’est sentie sucée, vidée de l’intérieur par Nancy. « Je découvre, dans une introspection de routine, que je suis arrivée très bas. Nancy est en train de réussir à me vider de mon optimisme, ce qui semble bien étrange en plein cœur de l’été : plate dans le cœur, vide dans la tête, aspirant a la solitude et au sommeil ».

Elle parle de « The Book », la bible des gardes malades de l’Alzheimer. « The Book attend de nous que nous soyons des saints. Rendez Alzheimer amusant, exhortent ses auteurs. Consacrez-vous totalement à votre rôle de soignant. Gardez un moral d’acier. (…) Ne punissez pas les déments, jamais, ne leur faites pas de reproche, ne les réprimandez pas. Rappelez-vous, les déments ne sont plus responsables de leurs actions. Restez calme. Mettez-vous en retrait. (…) Au fond, soignants, votre vie est finie (mes italiques. Ma conclusion) ». Après deux ans, incapable d’exercer sa profession d’écrivaine et de mener avec son mari et leurs trois enfants une vie de famille normale, elle jettera l’éponge et obtiendra que ses beaux-parents soient placés dans une institution.

Les rapports avec les travailleurs sociaux ne sont pas simples. Ceux-ci sont impressionnés par la « gentillesse » que Nancy, instinctivement, leur démontre. Ils voient les difficultés des gardes-malades et leurs erreurs, mais au lieu de leur donner des paroles de réconfort, font peser sur eux la culpabilité et se réfugient dans un jargon administratif.

Une page amusante est lorsque Andrea constate, à la faveur d’un séjour à l’hôpital de Morris, le mari impotent de Nancy, que malgré son langage bourru (mais que racontes-tu là, femme méchante ?), il est, à sa manière, « un compagnon d’Alzheimer compétent. Sa manière consiste à partager la télévision tout au long de la journée. Il regarde tout et n’importe quoi, est un zappeur habituel et maintient avec le programme un dialogue incessant qui est une vraie manière de parler à sa femme. »

Le nord de l’Ecosse

Conscients que les parents de Chris n’avaient plus l’autonomie suffisante pour vivre seuls, Chris et Andrea avaient opté pour acheter une grande maison victorienne sur une Péninsule au nord de l’Ecosse où grands-parents, parents et enfants auraient chacun leur espace. Le modèle économique imposait aussi de faire « Bed & Breakfast ».

Mais hormis quelques jours de juillet et août, le temps peut être glacial et venteux au point de rendre les feux de cheminée inutilisables. Andrea et Chris pensaient que le « sublime » évoqué par le poète Wordsworth méditant sur un paysage naturel merveilleux aiderait Nancy et Morris à surmonter leur épreuve. Mais Morris vit reclus devant sa télévision, et Nancy est hébétée par le changement.

L’âme existe-t-elle ?

Enfin, le livre ouvre des réflexions abyssales sur ce qui fait qu’un être peut se dire humain. Si c’est la conscience, qu’en est-il lorsque la maladie la décime jusqu’à l’annihiler ? La démence pose une question philosophique et religieuse redoutable. L’esprit humain est-il « encapsulé » dans une âme immortelle ? Ou bien est-il le produit magnifique de milliards de connexions qui produisent de la mémoire transmissible à d’autres humains, avant de disparaître inexorablement ?

Illustration : couverture de Keeper

Un pédagogue pionnier en 1897

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L’autobiographie  « Architect Errant » de Clough Williams-Ellis contient une intéressante relation de son expérience, en tant qu’élève, des pratiques du pionnier de la pédagogie Frederick William Sanderson (1857 – 1922).

Quand en 1897 Clough entre au collège d’Oundle, un établissement scolaire du Northamptonshire créé trois siècles plus tôt, il doit s’habituer au chapeau melon, à la veste sombre et à la cravate. Le directeur de l’établissement est depuis cinq ans Frederick William Sanderson.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le courant ne passe pas avec le directeur. Celui-ci ne sait pas s’expliquer aux élèves, et ceux-ci jugent nombre de ses actes et de ses prises de position incroyablement fantasques. « Et qu’aurait-il eu à exprimer, écrit William Ellis, ce maître d’école à la volonté de fer qui parlait doucement ? Une croyance dans d’égales opportunités pour tous, dans la discipline, la satisfaction et l’utilité du travail dur, dans la coopération contre la compétition, dans l’éducation contre les succès aux examens, à la fraternité des hommes contre le patriotisme étroit, le service du genre humain contre le mise en avant de soi-même, dans une école de bons citoyens contre la petite aristocratie de l’enseignement et son sac de médiocrités.

Il haïssait caste et privilège avec leurs creuses vanités et cette inégalité de richesse qui leur donnait support et visage.

S’il avait été capable de se révéler plus clairement et complètement, il aurait trouvé en nous, j’en suis sûr, un groupe de garçons prêts et ardents à mettre en pratique active ses idées stimulantes. Mais l’intelligence hautement conventionnelle et terre à terre de l’écolier était incapable de faire le pont au dessus de vide non conducteur que le manque de cohérence du Maître laissait entre ses actes apparemment sans lien les uns avec les autres et quelque règle de vie et de conduite que ce soit. Sans une « Règle Révisée des Valeurs de Sanderson » et un « Charte de la Vie et des Services de Sanderson », nous, jeunes voyageurs, nous étions souvent tristement à la dérive et hors d’état de comprendre la signification de telle ou telle action ou de telles ou telles sombres paroles.

Il pouvait se mettre en colère, terriblement en colère(…) Lorsqu’il était en forme, ses leçons de science étaient pure joie. Il se mettait sur un coup de tête au niveau de la classe et s’associait à la recherche d’un morceau de connaissance nouveau (pour nous) avec un humour et une ingénuité qui faisaient de la démonstration une aventure intoxicante, un raid dans un territoire nouveau et inconnu qui, finalement, amenait notre objectif du matin à notre vue comme une révélation flamboyante. »

Photo : Oundle school en 2010, photo extraite de www.oundleschool.org.uk