Le vol de l’ibis rouge

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En cette fin d’année, je propose une lecture du magnifique roman de la Brésilienne Maria Valéria Rezende, O voo da guará vermelha (Oficina do Livro, 2005), le vol de l’ibis rouge.

Irene est fatiguée, fatiguée. Elle était belle et vendait cher ses charmes. Aujourd’hui, minée par la maladie, maigre et édentée, elle vend son pauvre corps à des malheureux qui ne peuvent se payer de la chair saine. Ce qui la maintient en vie, c’est le fils qu’elle a eu sans le vouloir et dont on disait qu’il aurait mieux valu qu’il ne naquît pas : client après client, Irène met de côté l’argent pour payer la vieille qui l’élève. Irene conserve au fond de sa mémoire un souvenir de petite fille, quand elle apportait à boire à son grand-père tailleur de pierres : alors si, sa vie avait un sens.

Soudain apparaît Rosálio. Sans famille, nommé « Moins-que-rien» par les gens de son village, Rosálio avait rencontré son destin le jour où il avait secouru un « bougre » blessé dans la campagne. L’étranger portait une caisse de livres, Don Quichotte et les Mille et Une Nuits. Il raconta à l’adolescent subjugué les histoires cachées sous les caractères d’imprimerie. Ce dernier se mit en route de par le monde, avec l’espoir de rencontrer quelqu’un qui lui apprît à lire.

Apprendre à lire. Pour y arriver, Rosálio a vécu mille galères, un camp de bûcherons esclaves dans la forêt vierge, une colonie de chercheurs d’or rongés par l’appât du gain, et aujourd’hui un chantier de construction où tout est gris, gris le béton, grise la poussière. Il sort dans la ville et voit, penchée à sa fenêtre, une femme, Irene.

Blanc comme les nuages, vert et noir, ocre et or, bleu et violet, rouge comme l’ibis que Rosálio libère d’un buisson d’épines et qui, ensanglanté, tente de prendre son envol : Irene et Rosálio voient maintenant le monde avec les yeux l’un de l’autre, et le monde est plein de couleurs.

Elle est avide d’entendre l’histoire de sa vie. Il a faim de mots, de sentiments et de gens. Elle lui enseigne l’écriture, comment par la magie des lettres on peut voyager léger de « romaria » (pèlerinage) à « Roma » (Rome), ou qu’il suffit d’étendre le bras pour cueillir au jardin du romarin.

L’homme touche à la terre promise. Le chantier fini, il achète pour lui et pour Irène des habits de couleurs. Il ira sur les marchés conter les histoires qu’il découvre dans les livres, elle passera la cédille aux badauds captivés. Rosálio n’a pas peur. Il a appris le métier de conteur auprès du Bègue, un homme doué pour le bonheur qui construisit sa maison dans un quartier pauvre, incommode, mais avec une vue imprenable sur la mer. Le jour de l’inauguration de sa maison, pour ne pas casser l’ambiance, le Bègue s’était mis à raconter des histoires désopilantes, sans bégayer. Sa renommée s’était étendue, d’autres lui avaient donné la réplique, une troupe de théâtre d’improvisation s’était créée, le Bègue l’avait nommée « le Théâtre du Ciel ».  Puis les tour-opérateurs étaient venus, et le théâtre avait été englouti par son succès. Rosário avait conservé le savoir-faire. Il allait en faire son métier.

Aube d’une vie nouvelle pour Rosálio, crépuscule pour Irene, mais un crépuscule somptueux. L’impossible rêve s’est réalisé, elle a un homme à elle, un homme pour elle, un homme qui l’aime pour l’éternité. L’ibis rouge, rouge de sang, peut prendre son envol.

(Photo : Wikipedia)

Rio das Flores

 

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Je propose aujourd’hui une saga familiale au Portugal et au Brésil de 1915 à 1945 : Rio das Flores, de Miguel Sousa Tavares (Oficina do livro, 2007).

Comme son premier roman, « Equador », Miguel Sousa Tavares situe « Rio das Flores » dans le contexte politique du Portugal de la première moitié du vingtième siècle. Le livre raconte le destin d’une famille de grands propriétaires agricoles d’Estremoz, en Alentejo, de 1915 à 1945. La grande Histoire n’est pas seulement évoquée comme contexte, elle se confond avec celle des personnages du récit. La montée du Salazarisme va séparer les deux frères Ribera das Flores, Diogo et Pedro, le premier émigrant au Brésil pour échapper à l’atmosphère étouffante de son pays, le second s’engageant dans la guerre civile aux côtés des Nationalistes espagnols. Le déclenchement de la seconde guerre mondiale rendra irréversible la fracture au sein de la famille, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique.

La relation de Diogo et Pedro est faite d’affection, de respect et de loyauté. Ils sont pourtant le parfait contraire l’un de l’autre. Diogo, ingénieur agronome, est un intellectuel épris de grands espaces et de liberté ; Pedro, qui n’a pas fait d’études, a une relation quasi physique avec le domaine familial de Valmonte et se sent en affinité avec la dictature de l’Etat Nouveau. L’un et l’autre revendiquent l’héritage spirituel de leur père, profondément conservateur mais aimant recevoir à sa table des convives d’opinions différentes.

Diogo s’éprend d’Amparo, fille d’un ancien métayer du domaine, dont la beauté fulgurante tient en partie à une lointaine ascendance gitane. Maria da Glória, mère de Diogo et de Pedro parvient à convaincre ce dernier de ne pas s’opposer à ce qu’il considère comme une mésalliance : le désir de terre que porte Amparo vient de plusieurs générations et elle saura aimer Valmonte. De fait, Amparo se met à l’école de Maria da Glória et se fait peu à peu accepter. Elle donne à Diogo deux enfants.

Pedro s’éprend, de manière inattendue, d’une jeune peintre, Angelina, qui initie cet homme de la terre à une dimension artistique de la vie qu’il ne soupçonnait même pas. Mais Angelina s’enfuit d’Estremoz pour tenter de réaliser sa vocation à Paris. Pedro sort de cette expérience meurtri, muré dans sa solitude.

Oppressé par l’air raréfié qui se respire au Portugal, Diogo se passionne pour le Brésil, un pays neuf où se respire la joie de vivre, malgré l’avènement, comme dans tant d’autres pays, d’une dictature de type fasciste. Enthousiaste, il embarque à bord du vol inaugural du dirigeable Hindenburg, un paquebot volant qui fait le voyage de Fiedrichshafen à Rio de Janeiro sans escale. Un fossé se creuse peu à peu avec Amparo. Si Angelina avait quitté Pedro pour rester une femme libre, Amparo reste étrangère à la passion de Diogo pour le Brésil, qui est sa voie vers la liberté. Lorsque Diogo franchit le pas d’acheter un domaine agricole au Brésil, Amparo décide de rester à Valmonte, où Pedro, revenu blessé de la guerre d’Espagne, a pris la responsabilité de l’exploitation.

Les personnages sont beaux, physiquement et moralement. Ils ne mentent ni aux autres, ni à eux-mêmes. Malgré les chagrins et les souffrances, ils restent fidèles à ce qu’ils sont et à ceux qu’ils aiment. Ils ne se laissent pas aveugler par la haine. Abandonnée par Diogo, qui a refait sa vie avec Benedita, une jeune mulâtresse brésilienne, Amparo essaie de le comprendre, de découvrir ce qu’elle n’a pas su lui donner. Parce que son frère le lui demande, Pedro consent à faire jouer ses amitiés dans le Régime pour sauver Rafael, qui avait offert à Diogo son baptême de l’air et que la police politique a détenu et torturé. Parce qu’ils ne cèdent pas à la facilité, parce qu’ils ne dévient pas de leur chemin, Diogo, Amparo et Pedro trouveront la paix intérieure et le bonheur.

Ce récit qui met aux prises des hommes et des femmes emportés dans le torrent de l’histoire et tentant d’y inventer leur propre destin est bouleversant. Il contient aussi un mine d’informations sur l’une des dictatures les plus longues du monde, née dix ans avant le franquisme et disparue avec la révolution des œillets, un an avant celui-ci.

Une seconde naissance

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 Vingt trois ans après que Rom Houben fût déclaré en état de coma végétatif à la suite d’un accident de voiture, un médecin vient de découvrir qu’il était conscient mais empêché de communiquer par le locked-in syndrom.

J’avais été bouleversé par le livre Jean Dominique Bauby, le Scaphandre et le Papillon, dont Julian Schnabel a tiré un film en 2007. Du jour en lendemain, le rédacteur en chef du magazine Elle s’était retrouvé conscient, mais enfermé dans son propre corps par la paralysie de la presque totalité de ses muscles volontaires. A force de volonté, il avait finit par dicter ses mémoires lettre par lettre en cliquant de l’œil à l’énoncé d’un alphabet.

Le cas du jeune Belge Rom Houben, relaté par l’édition du 25 novembre du quotidien anglais The Guardian, est encore plus terrifiant. Bien que ses proches n’aient jamais cru qu’il fût inconscient, il fut diagnostiqué en état de coma végétatif. Pendant vingt trois ans il fut conscient de tout ce qui lui arrivait, y compris de la mort de son père, mais ne put rien partager.

La délivrance vint d’une émission de télévision française sur le locked-in sydrom, qui permit à la sœur de Rom de contacter un spécialiste de l’aide aux paralysés par la médiation de l’ordinateur. Celui-ci repère que Rom bougeait son pied droit. Il mit la souris sous le pied droit et criait : « pousse Rom, Pousse Rom, pousse ». Et il poussa. L’ordinateur dit « je suis Rom ».

Quelques mois plus tard, le Professeur Laureys, de l’Université de Liège, examina Rom avec un scanner perfectionné. Il découvrit que son cerveau était en parfait état de fonctionnement, vingt trois ans après que le garçon eût reçu un diagnostic erroné.

Utilisant un clavier spécial pour l’ordinateur installé à côté de son fauteuil roulant et avec l’aide constante de thérapeutes de la parole et du corps, Rom est maintenant capable de communiquer des choses complexes. « J’étais seulement une conscience et rien d’autre », dit-il à ses médecins. « Je n’oublierai jamais le jour où ils m’ont découvert. C’était ma seconde naissance. »

Le Professeur Laureys pense que 40% des comateux font l’objet d’un diagnostic erroné : les patients sont conscients mais emmurés vivants par le locked-in syndrom. Savoir que tant de personnes vivent un enfer fait frémir. Savoir qu’il existe maintenant un moyen de les diagnostiquer représente un grand espoir.

(Photo du film « Le Scaphandre et le Papillon »)

 

Talons aiguille

   

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 Le roman d’Almudena Solana, « les femmes anglaises abîment les talons quand elles marchent » (las mujeres destrozan los tacones al andar, Suma de Letras, 2007) nous parle de Louise, une jeune femme issue de l’immigration espagnole en Grande Bretagne, à la recherche de son propre destin entre deux cultures.

« Les femmes anglaises abîment les talons en marchant. Moi parmi elles. Toutes nous courons ici et là, mais nous ne renonçons pas à la hauteur ni aux talons aiguille ». Louise est une jeune anglaise  banale dans un métier banal : téléopératrice dans un call-center près de l’aéroport de Heathrow dans la banlieue de Londres.  « Mon monde c’est celui-là, le métro, le travail, les courses, parfois la piscine ou sortir avec les amis du travail. »  Pour aller travailler, elle doit emprunter la ligne bleue du métro du début à la fin. « Je la connais par coeur, ses wagons, ses stations, les affiches, la mégaphonie, et y compris ses habitants, les chaussures de ses habitants. Ces wagons de la ligne bleue sont, en quelque sorte, mon foyer. Je déambule avec eux en avant, je déambule en arrière, je crois que je dois supposer qu’au long de ce zigzag je construis la vie ».

Louise mène une vie solitaire et médiocre. « Ma vie est pleine de contrôle, quelque chose semblable à une vigilance continue ». C’est le cas au travail, c’est le cas aussi dans son existence quotidienne, limitée par un budget serré. Ses amis du call-center sont des minables dont le loisir favori est de piéger la nuit les clients de la station-service où travaille John, l’un d’entre eux. Ils appartiennent au monde de ceux qui jamais ne connaîtront la gloire, gloire qu’ils vivent par procuration en regardant au pub les exploits des joueurs de football.

Pourtant, Louise aime son travail au call-center, qui à ses yeux ne manque pas de poésie. Vu d’en-haut, dit-elle, les télécabines ressembleraient à une grande caisse de minéraux. Cette réflexion lui vaut le surnom de « Pirita », petite pyrite. En apparence, Pirita est semblable aux autres. En réalité, elle est héritière d’une humble mais spirituellement puissante tradition familiale. Son grand-père, Antón, était cordonnier dans un village de Galice… et amateur de minéraux. Son père lui parlait inlassablement de cet homme passionné par son métier et qui dessinait des maquettes de chaussures neuves que la rudesse des temps de guerre civile ne lui avait jamais permis de réaliser.

Le père et la mère de Louise émigrèrent à Londres pour fuir la misère, s’épuisant dans de petits boulots pour assurer un avenir à leur fille. Pendant ses cinq premières années, celle-ci vécut au village en Galice avec ses deux grand-mères. Puis elle rejoignit ses parents à Londres. Maintenant, ceux-ci sont retournés au pays, mais avec un sentiment d’échec que l’alcoolisme du père ne fait qu’amplifier. Louise souffre de l’absence de ceux qu’elle aime et rêve de les réunir.

Dans le métro, Louise dessine des croquis de chaussures, imagine des modèles nouveaux. Quelque chose se passe dans sa vie. Le call-center va être délocalisé au Kenya et va fermer son établissement londonien. Un jour à la piscine, une professeur de natation remplaçante communique au groupe de personnes âgées dont elle a la charge confiance et enthousiasme. Louise se sent des ailes et se lance dans une brasse papillon. Le lendemain elle met ses « chaussures à triompher dans la vie ». Dans les dernières heures du call-center, elle se confie à un industriel de la mode et de la chaussure, qui avait appelé pour demander un renseignement. Séduit par le dynamisme et la créativité de la jeune femme, il lui offre de travailler à ses côtés comme styliste. Louise peut enfin, à Londres, réaliser son rêve de réunir sa famille, les vivants comme les absents.

Le livre d’Almudena Solana m’a profondément touché, non seulement parce qu’il établit un pont entre l’Espagne et Londres, mais aussi par la description qu’il fait de la masse sans nombre des petites gens privés de gloire, l’évocation de la vie apparemment conforme d’une jeune femme que son enracinement familial rend exceptionnellement forte et le récit d’une rédemption improbable comme un conte de fées.

Le livre nous parle de passion pour le travail bien fait, de poésie dans les choses banales et de la force d’un regard d’amour posé sur les autres et sur la vie. Il concentre notre attention sur une partie de nous-mêmes que nous déprécions parfois, nos pieds, et des mille manières de leur faire honneur : mocassins, bottes, sandales, espadrilles et escarpins.

(Photo Chaussures Femmes)