Le Peintre de Batailles

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A la suite de l’article The Painter sur Turner, « transhumances » lit le roman d’Artur Pérez Reverte, El Pintor de Batallas (Alfagarra 2006).

« Il nous reste peu de temps », avait dit Olvido Ferrara à Andrés Faulques au soir de leur première rencontre dans la pinacothèque de Mexico. En un sens, le temps est le sujet principal du roman de Pérez Reverte.

Faulques était photographe reporter de guerre ; Olvido (prénom féminin dérivé de Notre Dame de l’Oubli), avait été modèle puis photographe Glamour. Pendant trois ans, elle le suivit de champ de bataille en champ de bataille. Elle disait de lui qu’il « était son passeport pour le réel, là où les choses ne peuvent être embellies par la stupidité, la rhétorique ou l’argent ». Lui sentait que cette jeune femme magnifique et désenchantée ne lui appartenait pas et que s’approchait inéluctablement le moment où elle le quitterait. Elle l’avait quitté, en effet, déchiquetée par une mine sur une route des Balkans en pleine guerre de Bosnie. Un Croate fut témoin de la mort d’Olvido. Il s’appelait Ivo Markovic. Quelques jours plus tôt, Faulques avait tiré de lui une photo parmi une colonne de soldats vaincus et épuisés. Cette photo publiée par les journaux du monde entier avait symbolisé la guerre de Yougoslavie et Markovic avait payé son involontaire célébrité de mois de prison et de tortures. Libéré, il avait appris que sa femme et leur jeune fils avaient été sauvagement assassinés.

Dix ans après la mort d’Olvido et la photo de Markovic, Faulques peint une fresque de batailles sur la paroi intérieure circulaire d’une tour de guet au bord de la Méditerranée. Il a été un photographe exceptionnel. Olvido lui disait : « j’aime comment tu te meus avec cette prudence de renard, préfocalisant, préparant mentalement la photo que tu vas faire avant de la tenter ». Mais il cherche maintenant quelque chose de plus dans la peinture. Il entend mettre en évidence les lois qui, sous l’apparence du hasard et du chaos, gouvernent le destin tragique des hommes et des peuples.

Faulques reçoit la visite de Markovic. Celui-ci lui annonce son intention de le tuer, mais non sans avoir auparavant compris la vision du peintre-photographe sur sa propre histoire. Entre Markovic et Faulques commence une série de dialogues dont la fresque, les guerres de Bosnie, du Liban ou de Sierra Leone et le souvenir d’Olvido Ferrara constituent la toile de fond.

Il reste peu de temps pour que la fresque soit achevée et que Faulques focalise correctement  l’image de sa vie.

Illustration : la Bataille de Trafalgar par Joseph Mallord William Turner, 1822, Tate Britain.

Rafael

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L’écrivain portugais Manuel Alegre s’est présenté à l’élection présidentielle portugaise le 23 janvier dernier au nom du Parti Socialiste et du bloc des gauches. Il a obtenu un score décevant, moins de 20%. Son livre Rafael, publié à Lisbonne en 2004 aux Editions Dom Quixote, raconte son itinéraire personnel de manière romancée. C’est aussi un témoignage sur l’histoire du Portugal avant la Révolution des Oeillets.

« L’exil est un pays sévère ». Cette phrase de Victor Hugo est placée en exergue de l’autobiographie de Manuel Alegre, écrite à la première et à la troisième personne, qui couvre la période 1961 – 1974.

En 1961, l’auteur a 25 ans. Il est étudiant à l’Université de Coimbra et est mobilisé pour l’Angola. Il participe à une mutinerie, fait six mois de forteresse à Luanda et, de retour au Portugal, doit s’exiler en 1964. Il vivra 11 ans entre Paris, Genève et Alger jusqu’à ce que la Révolution des Œillets lui permette de retourner au pays.

Le récit de Manuel Alegre peut se lire sous le registre historique, comme une chronique de la gauche portugaise et européenne dans les années soixante et soixante-dix : la rupture entre l’Union Soviétique et la Chine, Cuba, l’Algérie de Ben Bella et Boumediene, Mai 68, le Coup de Prague, les guerres coloniales portugaises, le Général Delgado, le Mouvement des Forces Armées et la Révolution des Œillets.

Il peut se lire sous le registre poétique. Les vers des poètes sont la voix des prisonniers et des exilés :

« Não posso viver comigo,

Não posso fugir de min »

(« Je ne peux vivre avec moi-même, je ne peux fuir de moi-même », Sá de Miranda).

« Empieza el llanto de la guitarra

Es inútil callarla

Es imposible callarla ».

(« Commence le pleur de la guitare, il est inutile de la taire, il est impossible de la taire », Federico Garcia Lorca)

Pour Rafael, dont la vie a été envahie par l’Histoire, une expression caractérise Mai 68 : « la poésie est dans la rue ».

Le livre d’Alegre contient des pages magnifiques sur l’exil.  « En cette fin d’après-midi, ceux qui passent près de toi vont quelque part, il n’y a que toi qui n’aie pas de place, ni de nom, ni de papier, tu ne sais pas exactement où tu es, où dormir, on a envie de mourir quand on est si seul et désemparé dans une grande ville à l’heure où les gens rentrent chez eux. Je est un Autre, cet autre est toi, l’étranger, moi-même qui n’a déjà plus de moi, tu as perdu ta patrie, tu as perdu ton nom, tu es en train de te perdre à l’intérieur de toi-même ». Arrivant à Paris, Rafael laisse sa valise dans un hôtel rue Cujas et n’ira jamais la récupérer. Cette valise est une métaphore de son âme, de cette part cachée de soi-même pour toujours perdue à l’étranger.

A El Biar, Manuel Maria, patriarche de cette tribu à demi perdue dans le désert, reçoit les émigrés pour fêter Noël. Sa femme Clotilde réussit à cuisiner un Bacalao. Même ceux des colonies viennent tremper le pain dans l’huile. Au-delà du sourire, il y a d’autres tables dans d’autres maisons avec des chaises vides. D’une certaine manière, ils sont tous assis où ils ne sont pas, présents – absents. Et comme chaque année Rafael formule ce vœu : l’an prochain au Portugal !

Manuel Alegre évoque ses relations amoureuses. Fatima vient à Paris pour perdre sa virginité dans un vertigineux week-end, puis disparaît. Julia n’accepte pas de se reconnaître femme de quelqu’un et déclare son amour par la médiation d’une langue étrangère : « ti voglio bene ». Elle entre dans la vie de Rafael et en sort, d’objet de passion elle devient seulement référence. Rafael rencontre Clara, envoyée par Julia. Le jour même de leur première rencontre, elle décide de le suivre dans son exil à Alger.

L’auteur nous fait rencontrer des personnages hors du commun. Jorge Fontes, « accusé de toutes les déviations, mais fidèle à ses convictions, résistant non seulement au fascisme, peut-être le plus facile, mais aussi aux calomnies ». Manuel Maria, donnant une leçon de flegme au policier qui l’escorte dans un avion dont un moteur est en panne. Fernão Mendes Pinto, expulsé du PC mais convaincu que nul ne peut l’expulser de ses idées communistes. Henrique Taraves de Romariz, aristocrate qui fait la révolution au Portugal après avoir participé à la Guerre Civile espagnole du côté des Républicains, pour des raisons esthétiques : parce que le fascisme est laid.

Enfin, le Camarade, un homme élégant et réservé. Tout en lui est maîtrise de soi. Il étudie discrètement ses interlocuteurs, et cherche à lire dans les autres sans jamais se révéler. Même dans les moments les plus décontractés, il ne baisse jamais la garde. Il ne permet jamais que l’émotion se superpose à l’autodiscipline par laquelle il a modelé la statue de soi-même. Le Camarade finit par approuver l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques.

Photo « transhumances », Lisbonne.

Au-delà du Crash

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Dans Beyond The Crash (Simon & Shuster, 2010), Gordon Brown raconte la crise financière et expose ses propositions pour l’avenir de l’économie mondiale.

La première partie du livre est consacrée à la narration au jour le jour des événements intervenus de septembre 2007 au sommet du G20 convoqué à Londres en avril 2009. Il raconte la crise financière et la réponse coordonnée par les gouvernements pour éviter la répétition, probablement en pire, de la récession des années trente. La couverture du livre donne la tonalité de ce chapitre : en première page, une photo de Gordon Brown dans une posture de penseur digne de Rodin ; en page 4, une photo du Premier Ministre britannique s’exprimant au micro alors que, un pas derrière lui, les présidents Obama et Sarkozy l’écoutent respectueusement. On retrouve là ce mélange d’intelligence aigue, de conviction qu’il a sauvé le monde et de maladresse qui font le charme de Gordon Brown. Sur le fond, il a probablement raison : le premier, parmi les chefs d’Etat occidentaux, il comprit que le problème était de recapitaliser les banques pour réduire l’effet de levier, et pas seulement de leur fournir des liquidités. « All I need is overnight finance » (la seule chose dont j’ai besoin, c’est de la trésorerie à un jour) lui dit le patron d’une des principales banques britanniques. En réalité, la situation de son bilan est si désespérée qu’il n’y aura d’autre solution que de la nationaliser.

Le sous-titre du livre est « dépasser la première crise de la mondialisation ». Gordon Brown craint une décennie de faible croissance en occident et de développement du chômage, avec ses conséquences dévastatrices pour les personnes et pour le lien social. Au long des vingt dernières années, un rééquilibrage massif s’est produit : l’industrie s’est déplacée vers les pays émergents, et plus seulement celle qui utilise une main d’œuvre non qualifiée. Mais les pays occidentaux ont continué à consommer. Ils se sont endettés auprès des pays émergents, qui ont accumulé des réserves considérables.

En bon keynésien, Brown s’inquiète de l’insuffisance de la demande globale. Les pays occidentaux doivent réduire leur endettement et restreindre la capacité de crédit de leur système financier. Mais la Chine, par exemple, ne consomme que 3% de l’activité économique mondiale. Est-il possible que la Chine, l’Inde, l’Afrique, compensent le déficit de consommation de l’Amérique et de l’Europe et permettent de revenir à des taux de croissance qui permettent de réduire le chômage en occident et la misère dans les pays émergents ? Brown ne croit pas que la réorientation d’une partie des économies émergentes de l’export vers la consommation intérieure permette par un simple effet mécanique de produire la croissance annulée par le désendettement. Mais il est convaincu qu’un plan de croissance mondiale décidé et géré par une structure comme le G20 permettrait d’accélérer la transition vers une économie mondiale plus équilibrée. Une meilleure maîtrise du risque de change international ou du cours des matières premières éloignerait par exemple le risque d’une guerre des exportations et d’un repli protectionniste.

« Il y a quelques années, quand les économistes imposaient aux plus pauvres pays du monde les politiques de libre échange les plus dogmatiques, ils utilisaient l’argument « Tina » : there is no alternative, il n’y a pas d’alternative. Mais les pays africains proposèrent leur propre acronyme : non pas Tina mais « Themba » : there must be an alternative, il doit y avoir une alternative. Dans ce cri, Themba, nous entendons tout ce qui doit nous guider aujourd’hui, parce que ce n’est pas seulement un acronyme, c’est aussi le mot zoulou pour la chose la plus importante qu’un être humain puisse avoir : l’espoir ».

Revisitant Adam Smith, lui aussi citoyen écossais, Gordon Brown propose de revenir à l’économie politique, c’est-à-dire à une conception de l’économie où le marché a toute sa place, mais pas toute la place.

Mille neuf cent quatre vingt quatre

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« Mille neuf cent quatre vingt quatre » de George Orwell (1949, Penguin Books) est incontestablement l’un des plus grands romans du vingtième siècle.

En 1984, trois grandes puissances se partagent le monde. Oceania, qui inclut l’Amérique et les Iles britanniques, vit sous un impitoyable régime totalitaire. Les habitants vivent nuit et jour sous la surveillance d’écrans installés jusque dans leurs demeures, qui diffusent les messages du régime et espionnent les moindres faits et gestes susceptibles de dénoter le « crime de pensée ». Trois ministères jouent un rôle dominant : le Ministère de la Vérité, chargé de la falsification, le Ministère de l’Amour, responsable de la police et de la répression et le Ministère de l’Abondance, qui organise la famine. Une langue officielle, Newspeak, est élaborée ; elle remplacera progressivement l’anglais de tous les jours, qui s’appauvrira jusqu’à ne plus exprimer que l’idéologie du parti. Une guerre permanente alimente des campagnes de haine contre l’ennemi. Une figure mythique, Big Brother, est le père infaillible de la nation.

Le Parti détient la vérité. Des armées de fonctionnaires réécrivent en permanence l’histoire. Lorsqu’un personnage tombe en disgrâce, non seulement les photos sont retouchées, mais les journaux ou les livres qui le mentionnent sont révisés et réimprimés. Il n’existe pas de vérité objective : la vérité, c’est ce que le Parti décide qu’elle doit être. « La guerre est paix, la liberté est esclavage, l’ignorance est force » sont les slogans du Parti. Tout est relatif.

Winston Smith tente de toutes ses forces de faire émerger des souvenirs d’avant les guerres nucléaires et d’avant la révolution, un point d’appui qui lui permette d’échapper à la folie ambiante. Il trouvera mieux que des souvenirs : un amour intense, charnel, avec Julia, une jeune militante du Parti. Winston veut lutter contre l’immense mystification du Parti ; Julia entend simplement sauver sa peau, fanatique du Parti en dehors, libre à l’intérieur. Au prix d’une vie quasi-clandestine, ils gagnent des mois de bonheur.

Winston et Julia sont pris par la Police de la Pensée. Le Parti n’entend pas seulement arracher des aveux invraisemblables aux persécutés. Il s’estime supérieur aux Nazis et aux Staliniens en ce qu’il prétend les convertir, les vider de leur personnalité. Après des mois de tortures indicibles et de lavage de cerveau, Winston est jugé suffisamment « guéri » de ses idées malsaines pour être libéré. Dans un parc, il retrouve Julia. Ils s’avouent qu’ils se sont l’un et l’autre trahis dans l’enfer des caves du Ministère de l’Amour. Ils ne sont plus les mêmes personnes, ils sont devenus physiquement et psychiquement des étrangers l’un à l’autre.

« Pourquoi voulons-nous le pouvoir ? » demande à Winston O’Brien, son tortionnaire, un membre du cercle intérieur du Parti. Winston suggère que le Parti règne pour le bien de la masse ignorante. Et voici la réponse d’O’Brien. « Le Parti cherche le pouvoir entièrement pour lui-même. Nous ne sommes pas intéressés par le bien des autres ; nous ne nous intéressons qu’au pouvoir. Pas la richesse ou la luxure ou une longue vie ou le bonheur : seulement le pouvoir, le pur pouvoir. Ce que le pur pouvoir signifie, vous allez le comprendre. Nous sommes différents de toutes les oligarchies du passé, en ce que nous savons ce que nous faisons. Tous les autres, même ceux qui nous ressemblent, étaient des lâches et des hypocrites. Les Nazis allemands et les Communistes russes se rapprochèrent beaucoup de nos méthodes, mais ils n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motivations. Ils prétendaient, et peut-être même croyaient-ils, qu’ils avaient saisi le pouvoir sans le vouloir et pour un temps limité et qu’au coin de la rue se trouvait un paradis où tous les êtres humains seraient libres et égaux. Nous ne sommes pas comme cela. Nous savons que nul ne saisit le pouvoir avec l’intention de le rendre. Le pouvoir n’est pas un moyen, c’est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution ; on fait la révolution pour établir la dictature. L’objet de la persécution est la persécution. L’objet du pouvoir est le pouvoir. Maintenant, commencez-vous à me comprendre ? »

Même lu 27 ans après la date fatidique, « 1984 » donne froid dans le dos. On pense à la longue liste des dictatures qui sévissent aujourd’hui jusqu’aux portes de l’Europe. On est renvoyé aux formes de contrôle social que se sont développées au cœur des démocraties. On se rappelle la capacité de dirigeants élus d’oublier leur mandat et d’exercer le pouvoir pour le pouvoir.

Illustration : dessin de Steve Bell dans The Guardian du 14 janvier 2011, inspiré par la suppression de 2000 emplois à ma mairie de Manchester.