Poursuivant dans la veine espagnole, voici une lecture du « Dictionnaire amoureux de l’Espagne » de Michel Del Castillo (Plon 2005).
Michel Del Castillo nous parle de la tauromachie, et cet article de son « dictionnaire amoureux » est comme la synthèse de ses réflexions passionnées sur l’Espagne.
« Victoire de l’intelligence sur les instincts les plus primitifs, la corrida est une catharsis. Les masses de Cristianos Nuevos, de marranes, d’hérétiques et de morisques avaient du pareillement déployer durant des siècles des trésors d’astuce et d’ingéniosité pour survivre : leur stratégie existentielle fut une tarea, une besogne, exigeant une attention vigilante. Ce qui se mime dans l’arène, c’est un drame collectif.
Tout comme la procédure inquisitoriale reposait sur le secret, le suspect ignorant le nom du délateur et la nature même du crime dont il était accusé, la corrida suppose l’ingénuité de l’animal dont on dit qu’il apprend, en quinze minutes, le grec et le latin, autant dire le secret de sa mort (…)
La tauromachie est le théâtre où les Espagnols vivent leurs croyances, non par l’abstraction, aussi brillante soit-elle, mais par le style (…) Il existe un humanisme de la tauromachie (…) un humanisme tragique, celui du mystique et du conquistador. Vivre, c’est se dépasser soi-même, transcender sa condition de mortel. »
Tout est dit en quelques lignes.
Après la Reconquête, l’Espagne se trouva confrontée au problème de l’assimilation d’une forte minorité juive et des musulmans autochtones attachés à leurs racines. On sait que les juifs furent expulsés en 1492 : environ les 2/3 quittèrent le pays, le reste optant pour la conversion. On les appela les « conversos » ou, plus brutalement, les « marranes » (porcs) en raison de leur aversion persistante pour cette viande. Les « morisques » furent expulsés en 1610, dans le cadre d’une gigantesque opération logistique dont la parfaite organisation n’est pas sans rappeler les trains de la déportation trois siècles plus tard en Europe Centrale.
A partir de Philippe II et de son précepteur, le cardinal archevêque de Tolède Siliceo, s’introduit le principe de la pureté raciale, la limpieza. Il devint impossible à quiconque avait dans ses veines du sang impur, juif ou maure, d’accéder à une fonction publique. Les lois raciales de Nuremberg et de Vichy avaient donc leur matrice en Espagne.
L’outil du fanatisme fut l’Inquisition, qui fonctionna de 1485 à 1820 environ. « L’Inquisition fut la première police totalitaire, modèle de celles qui, au vingtième siècle, allaient s’épanouir en Europe. Toutes auront en commun de traquer, au-delà des oppositions manifestes, les réticences, les refus cachés, les délits de pensée. Toutes aussi feront du déviant une personne nuisible dans son essence, dissimulant dans son for le plus intérieur, dans son sang ou dans son hérédité sociale, la fatalité hérétique. Toutes voudront convertir, conduire à la confession publique. Les tribunaux staliniens se penseront, comme l’Inquisition, une pédagogie révolutionnaire, un théâtre. » Les auto-da-fe duraient trois jours : le samedi était consacré à une procession et à des sermons enflammés visant à la conversion des hérétiques, le dimanche à la messe solennelle et à de nouveaux sermons, le lundi aux bûchers. La différence entre la démence stalinienne ou maoïste et celle de l’Inquisition réside dans leur durée : quelques décennies pour celles-là, plus de cinq siècles pour le fanatisme catholique espagnol.
Toute l’histoire de l’Espagne aux dix-neuvième et vingtième siècles peut se lire comme l’affrontement entre les catholiques intégristes (les Carlistes) et les partisans d’un ordre constitutionnel. Avec son coup d’Etat en 1936, Franco s’inscrivait clairement dans le premier camp. « Franco ne fut pas un politicien, un politicien professionnel investi de la mission de gouverner les hommes. Il fut un politicien espagnol, c’est-à-dire un politicien de la transcendance. Sa mission, il la concevait comme le rétablissement de l’Espagne dans ses options fondamentales : une Espagne une, grande et libre (en proportion inverse de la liberté de ses citoyens !) ». On sent combien le courant actuellement dominant au sein du Parti Populaire, refusant, malgré les urnes, toute légitimité au Gouvernement socialiste au nom de principes non négociables tels que l’unité nationale, se situe dans cette continuité.
Dans un tel contexte de répression fleurissent les mystiques (Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix, Juan Luis Vivès) et les conquistadors engagés dans une aventure surhumaine dont la seule rationalité fut de financer les guerres européennes des Habsbourg. Michel Del Castillo voit dans l’œuvre de Cervantès une lecture parodique de l’héroïsme castillan.
Et il nous donne une note d’optimisme. « Par un paradoxe qui témoigne de la force et des ruses de la vie, cette tyrannie morale a aiguisé et affiné les esprits, favorisant l’expression d’un baroquisme fantastique (…) Condamnant bon nombre d’Espagnols à l’hypocrisie, l’Inquisition a sauvé le Castillan du polissage mondain, du juste milieu, du raisonnable petit-bourgeois. Folle, elle a encouragé une démence collective ; délirante, elle a permis, sans le vouloir, l’éclosion des plus beaux délires, ceux de Rojas dans la Célestine, des picaresques, de Cervantès. Ce sont les bénéfices secondaires de la névrose. Tout au long des siècles, il y a eu, en Espagne, une résistance sourde et obstinée qui s’exprimait dans une langue codée, comprise des seuls initiés. »