Métronome

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Le livre de Lorànt Deutsch, « Métronome » (Michel Lafon, 2009) est sous-titré « l’histoire de France au rythme du métro parisien ».

« Métronome » compte vingt et un chapitres, un par siècle depuis le début de notre ère. A cette époque, Paris s’appelait Lutèce et n’était pas située dans l’ile de la Cité mais, comme l’ont démontré des trouvailles archéologiques sur le chantier de l’A86, sur le site de l’actuelle Nanterre.

Chaque chapitre est construit autour d’une station de métro, de Cité pour le premier siècle à La Défense pour le vingt et unième siècle. Lorànt Deutsch décrit la station et son environnement et nous prend pour la main à la recherche de vestiges du siècle qu’il entend évoquer.

Il choisit dans la grande histoire des événements majeurs dont Paris a été le théâtre, ou au contraire des anecdotes qui dénotent l’ambiance de l’époque. Le style est léger, souvent humoristique mais sans jamais tomber dans la facilité. Des encadrés fournissent des détails surprenants ou amusants : depuis quand Paris est-il Paris ? D’où Saint Cloud tire-t-il son nom ? Boulevard, un mot typiquement parisien ?

J’ai appris beaucoup de choses sur l’histoire de Paris en lisant Métronome. J’ai découvert le formidable personnage de Geneviève, la sainte patronne de la capitale, qui organisa la résistance victorieuse à Attila au cinquième siècle. J’ai appris que le 24 juin 1182, Philippe Auguste prit un décret d’expulsion de tous les juifs, 310 ans avant les Rois Catholiques. J’ai lu comment, écœuré par la lâcheté du roi Philippe le Bon qui, détenu en 1358 à Saint Albans, avait cédé à ses geôliers anglais plusieurs provinces du Royaume de France, Etienne Marcel avait mené une révolte populaire. Et je me suis rappelé les multiples révoltes du peuple de Paris, de la Fronde à la Libération en passant par la Bastille et la Commune.

Métronome est un livre distrayant et enrichissant, écrit par un véritable amoureux de Paris.

Just watch me

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J’ai acheté le thriller de Peter Grimsdale après avoir lu son touchant article autobiographique « mon papa célibataire et moi »  (« transhumances » du 27 février 2010). « Just watch me » est un livre captivant.

« Just watch me », « tu n’as qu’à me regarder », c’est l’attitude de Dan Carter à l’égard des anciens d’Afghanistan qui pensent qu’il ne réussira jamais à tourner la page, qu’il sera toujours prisonnier de la sale guerre. Il a quitté l’armée tiraillé par le remords d’avoir tué Bashir, un jeune Afghan qui ne le menaçait pas.

Dan revient en Grande Bretagne, épouse Sara, une jeune femme rencontrée dans un bar et, faute de mieux, travaille dans une société de surveillance. Mais il est témoin de l’assassinat de Waheed, l’homme qu’il prenait en filature. La version des officiels britanniques est que celui-ci a commis un attentat suicide. Dan et Sara sont placés sous la protection des services secrets. Pendant quatre ans ils vivent sous une nouvelle identité avec les jumeaux nés de leur union.

Ils obtiennent du « Schéma » qui les protège et les contrôle l’autorisation de partir en famille pour des vacances aux Caraïbes. Arrivés à l’aéroport de Gatwick, il découvre que son passeport a été perdu. Sara part avec les enfants. Leur avion s’abîme en mer.

Que s’est-il passé ? Pourquoi Sara a-t-elle changé d’attitude à son égard au cours des derniers mois, comme s’il représentait pour elle et pour les enfants une menace terrible ?

L’affaire Waheed dérape : l’opinion publique arabe ne croit pas en l’attentat suicide. Dan, qui était sur le lieu du crime et a été photographié une arme à la main, serait un bouc émissaire parfait.

Une chasse à l’homme s’engage. Dan s’échappe, résolu à scruter le passé de Sara et à comprendre ce qui s’est passé. Les services secrets sont à ses trousses, bien décidés à récupérer un homme dangereux, car il peut parler, mais aussi précieux car il peut un jour être sacrifié à la raison d’état. Pour compliquer la situation, les services secrets britanniques ne sont pas seuls en cause ; les américains sont aussi sur la piste de Dan, comme ils étaient sur le lieu de l’assassinat de Waheed.

Meurtri, mordu par le froid, affamé, Dan fait preuve d’une incroyable résilience. Il veut la vérité sur son histoire. Il s’accroche au fol espoir qu’au moins les jumeaux n’étaient pas dans l’avion accidenté. Il sait que, lorsqu’on est dans les griffes du Schéma, on n’est jamais assez paranoïaque : l’opacité couvre les agissements de personnages pervers ; la raison d’état ne s’embarrasse pas de sentiment et justifie toutes les manipulations, tous les chantages et toutes les trahisons.

On va de rebondissement en rebondissement. Le cynisme aura-t-il le dernier mot ? Y aurait-il une place pour l’enfance, la compassion, la femme ? Regardez-moi : saurai-je m’arracher à la fatalité du passé et écrire sur une page blanche une vie normale ?

Illustration : couverture de « Just Watch Me » par Peter Grimsdale, http://www.orionbooks.co.uk/, 2009.

Voyage en Alcarria

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Pour rester dans l’ambiance espagnole et nous faire penser à l’été, voici une lecture du beau récit de Camilo José Cela, Viaje a la Alcarria (1946 et 1965, De Bolsillo).

En lisant « Voyage en Alcarria », j’éprouve de la jalousie. J’aimerais écrire un tel livre qui n’est pas un roman, dit son auteur, mais une géographie. Je dirais quant à moi : la chronique du passage au travers d’un pays modelé par le labeur de ses habitants, que l’on ne peut comprendre qu’au fil de rencontres simples, éphémères et vraies.

Agé de trente ans, Camilo José Cela voyagea dans l’Alcarria (provinces de Guadalajara et Cuenca), sac au dos, du 9 au 15 juin 1946, notant au passage ce qu’il observait. Bien que plusieurs fois retravaillé par la suite et stabilisé dans sa version définitive vingt ans plus tard, le texte garde une fraîcheur et une justesse exceptionnelles. S’il a pour cadre une Espagne disparue, agricole et miséreuse, il nous touche aujourd’hui encore par la beauté de la langue castillane et par la curiosité intellectuelle du voyageur qui se rend totalement disponible à ce qui vient et s’efforce de le restituer avec la plus grande objectivité possible.

A la sortie de Guadalajara, sur la route de Saragosse, un gamin rouquin l’interpelle : « me permettez-vous de vous accompagner quelques hectomètres ? » Il s’appelle Armando Mondéjar López, il a treize ans, trois frères et une sœur. Le voyageur lui demande s’ils sont tous blonds. Et le garçon lui répond : « oui, monsieur. Nous avons tous les cheveux roux, même mon père. » Dans la voix du garçon, il y a comme un vague accent de tristesse. Quand l’enfant s’en va et salue le voyageur de la main, ses cheveux brillent en plein soleil comme s’ils étaient de feu. L’enfant a de beaux cheveux lumineux, pleins de charme, mais il ne le sait pas. Et Cela écrit ce poème :

Armando Mondéjar López

Es un niño preguntón;

Tiene el pelo colorado

Del color del pimentón

(Armando Mondéjar López est un enfant questionneur ; il a la chevelure colorée de la couleur du poivron rouge).

Allumer une cigarette, faire la sieste sous un arbre en regardant le vol d’une cigogne, partager une gourde de vin ou un vermouth à la table d’une auberge, accepter l’invitation d’un muletier et faire un bout de chemin à ses côtés sur la carriole, le voyage est fait de petits riens qui donnent au temps qui fuit la densité de l’éternité.

Photo « transhumances »

Dictionnaire amoureux de l’Espagne

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Poursuivant dans la veine espagnole, voici une lecture du « Dictionnaire amoureux de l’Espagne » de Michel Del Castillo (Plon 2005).

Michel Del Castillo nous parle de la tauromachie, et cet article de son « dictionnaire amoureux » est comme la synthèse de ses réflexions passionnées sur l’Espagne.

« Victoire de l’intelligence sur les instincts les plus primitifs, la corrida est une catharsis. Les masses de Cristianos Nuevos, de marranes, d’hérétiques et de morisques avaient du pareillement déployer durant des siècles des trésors d’astuce et d’ingéniosité pour survivre : leur stratégie existentielle fut une tarea, une besogne, exigeant une attention vigilante. Ce qui se mime dans l’arène, c’est un drame collectif.

Tout comme la procédure inquisitoriale reposait sur le secret, le suspect ignorant le nom du délateur et la nature même du crime dont il était accusé, la corrida suppose l’ingénuité de l’animal dont on dit qu’il apprend, en quinze minutes, le grec et le latin, autant dire le secret de sa mort (…)

La tauromachie est le théâtre où les Espagnols vivent leurs croyances, non par l’abstraction, aussi brillante soit-elle, mais par le style (…) Il existe un humanisme de la tauromachie (…) un humanisme tragique, celui du mystique et du conquistador. Vivre, c’est se dépasser soi-même, transcender sa condition de mortel. »

Tout est dit en quelques lignes.

Après la Reconquête, l’Espagne se trouva confrontée au problème de l’assimilation d’une forte minorité juive et des musulmans autochtones attachés à leurs racines. On sait que les juifs furent expulsés en 1492 : environ les 2/3 quittèrent le pays, le reste optant pour la conversion. On les appela les « conversos » ou, plus brutalement, les « marranes » (porcs) en raison de leur aversion persistante pour cette viande. Les « morisques » furent expulsés en 1610, dans le cadre d’une gigantesque opération logistique dont la parfaite organisation n’est pas sans rappeler les trains de la déportation trois siècles plus tard en Europe Centrale.

A partir de Philippe II et de son précepteur, le cardinal archevêque de Tolède Siliceo, s’introduit le principe de la pureté raciale, la limpieza. Il devint impossible à quiconque avait dans ses veines du sang impur, juif ou maure, d’accéder à une fonction publique. Les lois raciales de Nuremberg et de Vichy avaient donc leur matrice en Espagne.

L’outil du fanatisme fut l’Inquisition, qui fonctionna de 1485 à 1820 environ. « L’Inquisition fut la première police totalitaire, modèle de celles qui, au vingtième siècle, allaient s’épanouir en Europe. Toutes auront en commun de traquer, au-delà des oppositions manifestes, les réticences, les refus cachés, les délits de pensée. Toutes aussi feront du déviant une personne nuisible dans son essence, dissimulant dans son for le plus intérieur, dans son sang ou dans son hérédité sociale, la fatalité hérétique. Toutes voudront convertir, conduire à la confession publique. Les tribunaux staliniens se penseront, comme l’Inquisition, une pédagogie révolutionnaire, un théâtre. » Les auto-da-fe duraient trois jours : le samedi était consacré à une procession et à des sermons enflammés visant à la conversion des hérétiques, le dimanche à la messe solennelle et à de nouveaux sermons, le lundi aux bûchers. La différence entre la démence stalinienne ou maoïste et celle de l’Inquisition réside dans leur durée : quelques décennies pour celles-là, plus de cinq siècles pour le fanatisme catholique espagnol.

Toute l’histoire de l’Espagne aux dix-neuvième et vingtième siècles peut se lire comme l’affrontement entre les catholiques intégristes (les Carlistes) et les partisans d’un ordre constitutionnel. Avec son coup d’Etat en 1936, Franco s’inscrivait clairement dans le premier camp. « Franco ne fut pas un politicien, un politicien professionnel investi de la mission de gouverner les hommes. Il fut un politicien espagnol, c’est-à-dire un politicien de la transcendance. Sa mission, il la concevait comme le rétablissement de l’Espagne dans ses options fondamentales : une Espagne une, grande et libre (en proportion inverse de la liberté de ses citoyens !) ». On sent combien le courant actuellement dominant au sein du Parti Populaire, refusant, malgré les urnes, toute légitimité au Gouvernement socialiste au nom de principes non négociables tels que l’unité nationale, se situe dans cette continuité.

Dans un tel contexte de répression fleurissent les mystiques (Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix, Juan Luis Vivès) et les conquistadors engagés dans une aventure surhumaine dont la seule rationalité fut de financer les guerres européennes des Habsbourg. Michel Del Castillo voit dans l’œuvre de Cervantès une lecture parodique de l’héroïsme castillan.

Et il nous donne une note d’optimisme. « Par un paradoxe qui témoigne de la force et des ruses de la vie, cette tyrannie morale a aiguisé et affiné les esprits, favorisant l’expression d’un baroquisme fantastique (…) Condamnant bon nombre d’Espagnols à l’hypocrisie, l’Inquisition a sauvé le Castillan du polissage mondain, du juste milieu, du raisonnable petit-bourgeois. Folle, elle a encouragé une démence collective ; délirante, elle a permis, sans le vouloir, l’éclosion des plus beaux délires, ceux de Rojas dans la Célestine, des picaresques, de Cervantès. Ce sont les bénéfices secondaires de la névrose. Tout au long des siècles, il y a eu, en Espagne, une résistance sourde et obstinée qui s’exprimait dans une langue codée, comprise des seuls initiés. »