Je suis revenu il y a quelques jours à Madrid pour la première fois après l’avoir quittée en 2007. Je propose une lecture de La Celestina, pièce de Fernando de Rojas, probablement écrite entre 1497 et 1499 sous le nom de « comédie de Calisto et Melibea » et enrichie de nouveaux chapitres avant 1502 sous le nom de « tragicomédie de Calisto et Melibea ». (Edition de Santiago López Ríos, Debolsillo, 2002 – 2006).
Celestina se dirige vers la maison de Melibea avec une mission : convaincre la jeune fille de recevoir Calisto, tombé malade d’amour pour elle quelques jours plus tôt. La veille femme se dit couturière, ce qui lui sert de couverture pour ses autres activités : parfumerie, cosmétiques, restauration de la virginité, proxénétisme et un peu de sorcellerie. Elle exerce en cette occasion une des fonctions qui fonde sa notoriété dans la ville : celle d’entremetteuse (alcahueta en espagnol), une fonction rémunératrice mais qui l’expose, si elle était découverte, au risque d’être rossée par les serviteurs du père de Melibea ou dénudée, enduite de miel et emplumée par la force publique.
Sous prétexte de lui vendre du fil, Celestina parvient en présence de Melibea. Elle lui révèle le but réel de sa visite : intercéder pour un malade dont quelques mots de la jeune fille peuvent soulager la douleur. Melibea réagit violemment : elle ne laissera pas un impudent prendre son honneur ! Celestina laisse passer l’orage : elle en a vu d’autres, et le calme succède toujours à la tempête. Elle assure qu’elle a été mal interprétée : ce dont souffre Calisto, c’est d’une rage de dents. Ce qu’il demande à Melibea, c’est une prière à Sainte Apolline (patronne des arracheurs de dents et, aujourd’hui, des dentistes) et de toucher sa ceinture, qui a été en contact avec des saintes reliques à Rome et Jérusalem. Melibea n’est pas dupe : le mal de dents est classiquement associé au mal d’amour et la ceinture à la chasteté. En réalité, si elle est vraiment préoccupée par ce que vont dire les gens et donc par son honneur, elle est aussi tombée amoureuse de Caslisto : elle remet sa ceinture à Celestina, ce qui équivaut à une promesse à Calisto de lui livrer sa virginité. Celestina savoure sa victoire et insinue à Melibea que, quand bien même il ne s’agirait pas d’une rage de dents mais du mal d’amour, il n’y aurait rien de mal à cela, puisqu’il est naturel que l’homme souffre à cause de la femme et réciproquement, et que c’est Dieu lui-même qui a créé la nature…
Calisto et Melibea sont enfermés dans un piège mortel. Sempronio, serviteur de Calisto, décide de participer à l’opération organisée par Celestina et prétend partager avec elle les bénéfices. Pármenio, autre serviteur, fils d’une prostituée associée à Celestina du temps de leur jeunesse, résiste jusqu’à ce que Celestina lui ouvre le lit d’une de ses protégées, Areúsa. Les serviteurs, comme Calisto et Melibea et comme Celestina elle-même seront broyés par la fatalité.
La Celestina est de lecture difficile en raison de l’antiquité de la langue et du fourmillement de références culturelles qui ne nous disent plus rien aujourd’hui : le texte fait allusion à des chansons populaires, à la mythologie, aux textes de Pétrarque ou de Boccace, aux romans d’amour courtois et en tire des effets comiques qui provoquaient l’hilarité des spectateurs de l’époque. Pourtant, il est encore captivant. Les personnages principaux comme secondaires ont une véritable profondeur psychologique. S’ils sont écrasés par un destin sans espoir, ils ont la rage de vivre chevillée au corps, un appétit féroce pour le sexe et pour l’or.
Celestina nous est présentée comme une sorcière intrigante et cupide, et le livre revendique un objectif moral, enseigner aux jeunes les dangers des passions débridées et des intermédiaires douteux. Cinq siècles plus tard, la virginité et l’honneur ne sont plus ce qu’ils étaient, et nous faisons spontanément une autre lecture : Celestina est une femme libre, compatissante pour les jeunes que brime la morale officielle et les clercs que réprime le célibat imposé, une adepte des médecines douces, une indispensable médiatrice dans une société bloquée par les préjugés et les statuts de classes.
Areúsa compare sa condition de prostituée à celle de Lucrecia, servante de Melibea. Celles qui servent les dames ne jouissent d’aucun plaisir et ne connaissent pas les douceurs de l’amour. Elles ne peuvent jamais parler avec des parentes ou des amies et leur demander « qu’as-tu eu pour dîner, es-tu enceinte, combien de poules élèves-tu, emmène-moi goûter chez toi, montre-moi ton amoureux, cela fait combien de temps que je ne te vois ? comment ça va avec lui ? qui sont tes voisines ? » et d’autres situations d’égalité comme celles-là. Oh, qu’il est dur, lourd et méprisant, ce mot de « madame » ! On passe au service de ces dames le meilleur de son âge et elles paient dix ans de service par une robe usagée qu’elles ne veulent plus mettre. (…) (Les servantes) espèrent une récompense, elles reçoivent un grand sceau d’eau ; elles espèrent sortir mariées, elles sortent infantilisées ; elles espèrent des robes et des bijoux de noce, elles sortent dénudées et injuriées (…) Elles n’entendent jamais ces dames prononcer leur nom, mais « putain ici », « putain là », « où vas-tu, teigneuse ? qu’as-tu fait, scélérate ? pourquoi as-tu mangé cela, gourmande ? comment as-tu lavé la poêle, cochonne ? pourquoi n’as-tu pas nettoyé le manteau, malpropre ? pourquoi as-tu dit cela, idiote ? qui a cassé l’assiette, négligée ? comment se fait-il qu’il manque une serviette, voleuse, tu l’as certainement donnée à ta crapule de bonhomme. Viens ici, mauvaise femme. La poule a disparu ? Alors cherche-la vite, sinon je la décompterai de ta prochaine solde ». Et après cela, mille coups de sandales et pincements d’oreilles, mille coups de bâton et de fouet. Nul ne sait les contenter, nul ne peut les supporter. Leur plaisir est de donner de la voix, leur gloire est de réprimander. Plus on fait bien et moins elles montrent de la satisfaction. Pour cela j’ai préféré vivre dans ma petite maison, libre et madame, que dans leurs riches palais, soumise et captive.
La Celestina fut un grand succès d’édition pendant le siècle d’or, avec une première édition étrangère, en italien, dès 1506. Curieusement, le livre ne fut censuré par le Saint-Office qu’en 1632, et il ne fut totalement interdit qu’en 1773.
Illustration : La Porteuse d’eau par Francisco de Goya (vers1808 – 1812), tableau exposé dans le cadre de l’exposition Treasures of Budapest par la Royal Academy of Arts.