Hiver à Madrid

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Je propose aujourd’hui une lecture de « Hiver à Madrid », Winter in Madrid de C.J. Samson (Pan Books 2006).

Bernie Pipper, Sandy Forsyth et Harry Brett avaient été ensemble élèves en 1925 dans une « public school » anglaise,  Rookwood. Harry, laissé orphelin par la première grande guerre, adorait l’école. Bernie, d’origine prolétarienne, était boursier et s’y sentait marginalisé. Sandy, fils d’évêque rejeté par son père, en avait été exclu : il s’était juré de tracer à tout prix son propre destin, au mépris de l’hypocrisie ambiante.

En 1940, les trois hommes ont partie liée avec l’Espagne. Bernie a disparu au combat dans les rangs des brigades internationales pendant la bataille de la vallée du Jarama trois années auparavant. Sandy est un homme d’affaires prospère, engagé à Madrid dans un projet de prospection aurifère qui intéresse au plus haut point le nouveau régime. Il vit avec une infirmière anglaise de la Croix Rouge, Barbara Clare, qui avait eu avec Bernie une relation passionnée en 1937. Démobilisé après avoir été blessé dans la retraite de Dunkerque, Harry est envoyé à Madrid avec la couverture de traducteur de l’Ambassade britannique afin d’espionner les affaires de Sandy.

La vie à Madrid en ce glacial hiver 1940 est éprouvante. Samson emprunte à La Ruche, le chef d’œuvre de Camilo José Cela, l’ambiance de l’poque. A la faim et au froid s’ajoutent pour les partisans de la République l’humiliation de la défaite, la crainte des indicateurs de police qui s’infiltrent partout, la rage de voir les enfants de « mal-pensants » enlevés « pour le salut de leur âme » dans d’atroces orphelinats, la peur de marcher main dans la main dans la rue quand on n’est pas mari et femme. Dans les camps de travaux forcés, les Républicains meurent d’épuisement et de faim et les prêtres tentent de leur extorquer la conversion avant leur dernier souffle. Libéraux et Communistes ne se parlent pas.

Le contexte politique est instable. Encouragé par les Phalangistes, Franco est tenté de se ranger dans la guerre aux côtés d’Hitler afin de récupérer Gibraltar et le Maroc. L’Angleterre, maîtresse des mers, le tient à la gorge en laissant entrer l’approvisionnement au compte-gouttes et s’appuie sur les Monarchistes, qu’elle corrompt et manipule. La mission d’Harry s’inscrit dans ce contexte : il s’agit de savoir si le régime disposera de l’or qui lui permettrait de desserrer l’étreinte.

Harry ment à Sandy en se faisant passer pour un ami naïf et désintéressé. Barbara cache à Sandy l’opération dans laquelle elle est  lancée pour faire évader Bernie du camp où il est prisonnier, près de Cuenca. Harry cache à l’Ambassade son histoire avec Sonia, une jeune espagnole républicaine farouche et aimante. Qui manipule qui ? Qui tire les ficelles ?

Le livre de C. J. Sansom est sombre, non seulement par la description clinique qu’il fait d’un régime et d’une époque sans pitié, mais aussi parce que ce sont finalement les cyniques qui survivent, l’homme d’affaires véreux Sandy Forsyth et l’Ambassadeur égocentrique Hoare. Les doux, comme le Père Eduardo, aumônier du camp de Cuenca torturé par sa conscience, ou comme Harry lui-même, inconsolable de la mort de Sonia, sont des perdants. Seule Barbara, femme courageuse et indépendante, avance dans la vie, mais esseulée. On ferme donc le livre frustré de « happy end », mais avec dans le cœur un récit poignant et un témoignage lucide sur une Espagne dominée par des factions butées et intégristes qui n’ont peut-être pas tout à fait disparu du paysage politique espagnol.

(Photo Museo Reina Sofia, Madrid : Guernica, de Picasso)

Ma nuit chez Maud (suite)

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 Dans un précédent article j’ai souligné que le film « Ma nuit chez Maud » d’Eric Rohmer avait été marquant pour moi. TV5 vient de le diffuser en hommage au cinéaste disparu.

J’ai écrit l’article du 14 janvier sur la base de mes souvenirs. Je présentais le scénario comme l’histoire d’un fiancé tiraillé entre passion et fidélité. Il est en vérité plus ambigu et subtil. Le personnage joué par Jean-Louis Trintignant, jeune ingénieur chez Michelin, est attiré par une jeune femme blonde parmi les fidèles de la messe du dimanche. Lorsqu’il passe chez Maud la nuit de Noël, il ne lui a pas adressé la parole. C’est cette nuit d’intenses désir et frustration qui lui donne l’impulsion d’aborder Françoise.

Elle-même fervente catholique, Françoise sort meurtrie et culpabilisée d’une liaison tumultueuse avec un homme marié, marié avec Maud saurons-nous à la fin du film.

L’ombre de Blaise Pascal, que j’ai mentionné dans mon article « nuit », rôde sur Clermont Ferrand, ville noire ouverte sur le ciel. Faut-il parier sur l’existence de Dieu ? Ce pari implique-t-il de renoncer aux plaisirs ? La « vie chrétienne » est-elle une vie nouvelle ou un code moral générant la mauvaise conscience ?

(Photo du film « Ma nuit chez Maud »)

Öper Öpis

   

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 Le théâtre Barbican à Londres vient de produire, dans le cadre du festival international du mime, l’extraordinaire production des artistes suisses Martin Zimmermann et Dimitri de Perrot. Elle n’appartient à aucun genre connu, pas même le mime, et est pure création.

Les ingrédients du spectacle sont un immense plateau carré d’environ 10 mètres de côté qui a la particularité de pouvoir s’incliner d’une vingtaine de degrés vers chacun des côtés ; des objets usuels, chaises, tables ; des trappes, des panneaux, des cubes en bois ; un disk jockey dont les platines produisent des sons improbables qui accompagnent ou provoquent les mouvements des acteurs ; six acteurs, trois femmes et trois hommes dont plusieurs sont des acrobates ou contorsionnistes de cirque.

Comme le dit joliment « Le Phare », les acteurs « narrent les tremblements, absurdes et poétiques, de l’effort humain pour tenir debout ». Dans la première partie du spectacle, ils sont ballottés comme des paquets entre les meubles glissant sur le plan incliné. Ils se cognent les uns aux autres dans un chaos indescriptible et drôle. Puis peu à peu ils s’adaptent à cet environnement vacillant et trouvent, par la mutuelle collaboration, une forme d’équilibre improbable mais d’une esthétique parfaite. Les acrobates offrent une prestation techniquement parfaite. Mais leur virtuosité est au service de la mise en scène d’une humanité fragile, déboussolée mais finalement capable de s’adapter à un environnement sans repère.

On assiste pendant un long moment au dédoublement d’une acrobate entre elle-même et son image figée sur un panneau grandeur nature. Le panneau bouge d’un coin du plateau à l’autre et semble s’animer ; le personnage réel est transporté, figé comme une momie ; et soudain il s’anime, semble faire corps avec son image et s’en distancie. C’est d’une puissante poésie.

Le Cirque du Soleil a ouvert la voie de l’invention de nouvelles formes d’expression artistiques au confluent du cirque, du ballet, de la comédie musicale. Zimmermann et Perrot sont dans la même ligne. Comme le Cirque du Soleil, ils savent nous surprendre, nous émerveiller et nous émouvoir. La bonne nouvelle pour les lecteurs de « transhumances » est que Öper Öpis sera en tournée en mars et avril à Saint Médard en Jalles, Bruxelles, Lyon, Petit Quévilly, Compiègne, Annecy et Grenoble.  Le programme est sur http://www.zimmermanndeperot.com.

Ma nuit chez Maud

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Le cinéaste Eric Rohmer, né en 1920, vient de mourir. « Ma nuit chez Maud » (1969) est pour moi un film marquant.

Dans Le Monde (13 janvier 2010), Jacques Mandelbaum en fait une critique magnifique. « Un homme (Jean-Louis Trintignant), moralement engagé avec une femme (Marie-Christine Barrault) en rencontre une autre (Françoise Fabian), pour laquelle il éprouve une irrésistible attirance. La longue nuit passée à ses côtés lui fera-t-elle trahir son serment? Sur le papier, voilà bien la tarte à la crème du dilemme amoureux. Chez Rohmer, cela donne un film hivernal et brûlant, dont l’effet de fascination naît du mélange d’austérité et de sensualité qui le caractérise. Aimantation pulsionnelle des corps et atermoiements de la morale conduisent à une sorte d’électrisation mentale, d’érotisation totale du langage. »

Tourné à Clermont Ferrand en hiver, le film est en effet construit sur l’antagonisme entre les principes moraux d’un jeune catholique pratiquant fidèle quoi qu’il en coûte à sa jeune fiancée et l’urgence irraisonnée de deux corps qui s’appellent l’un l’autre. La glace contre le feu. Une histoire éternelle, tournée de manière magistrale.

(Photo du film « Ma nuit chez Maud »)