La clé de Sarah

Restant dans la seconde guerre mondiale, théâtre des précédents articles, voici la note de lecture de « Sarah’s key » (John Murray 2007) traduit en français sous le titre « elle s’appelle Sarah » (Livre de Poche 2008).

Dans sa version originale américaine, le roman de Tatiana de Rosnay s’appelle « la clé de Sarah ». Sarah a dix ans lorsque, le 16 juillet 1942, la police française fait irruption dans l’appartement de la rue Saintonge à Paris et emmène de force la famille. Persuadée qu’elle sera de retour dans quelques heures, elle enferme son petit frère Michel, quatre ans, dans un placard dont elle conserve la clé.

Le séjour au Vel d’Hiv s’éternise. La famille est déportée au camp de Beaune la Rolande. Les hommes son immédiatement séparés des femmes et des enfants. Quelques jours plus tard, les femmes sont à leur tour arrachées à leurs enfants dans des scènes déchirantes de désespoir. C’est que les autorités françaises sont allées au-delà des exigences allemandes en déportant aussi les enfants. Les trains pour Auschwitz avaient été organisés pour un nombre plus restreint de passagers. Les enfants, dont certains tout petits, seront laissés à eux-mêmes avant d’être acheminés à Drancy, mêlés à des adultes étrangers pour ne pas attirer de soupçons et emmenés vers leur mort.

Sarah s’évade du camp et est recueillie par des paysans. Accompagnée par eux, elle retourne à Paris pour libérer son petit frère. Quand elle le découvre réduit à l’état de cadavre, elle hurle à la mort. Pour la famille française qui vient d’emménager dans cet appartement déclaré vacant, cet événement insoutenable se transforme en inavouable secret.

Dans la version française, le titre devient « elle s’appelle Sarah ». Julie est une américaine de 45 ans mariée à un français. Journaliste, elle écrit un article consacré au soixantième anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. Elle apprend bouleversée que l’appartement qu’elle s’apprête à occuper rue Saintonge est entre les mains de sa belle famille depuis juillet 1942. Malgré l’opposition de son mari, elle découvre le terrible secret de famille d’un enfant juif trouvé mort dans le placard.

Julia jure de retrouver Sarah. Son histoire personnelle est désormais totalement liée à celle de la petite fille juive d’il y a quarante ans. Sarah a émigré aux Etats-Unis dans l’espoir de faire table rase du passé et de se construire une nouvelle vie. Elle a épousé un Américain dont elle a eu un fils, Matthew. Elle est morte à l’âge de quarante ans dans un accident de voiture. Julia retrouve Matthew qui vit à Lucques, en Toscane, et lui révèle la véritable histoire de sa mère.

Julia est enceinte et décide de garder l’enfant bien que son mariage batte de l’aile. Elle part vivre à New York. Elle y retrouve Matthew, dont la vie a été mise sens dessus dessous par la révélation de sa véritable histoire familiale. A Matthew, Julia fait une autre révélation : le nom de sa petite fille, Sarah.

Transhumance d’un agent secret

Le livre de William Boyd, « Restless » (Blommbury 2006) raconte le destin d’un agent secret britannique pendant la seconde guerre mondiale, sa disparition après avoir été trahie et sa vengeance.

p9060052.1253219510.JPG

 En ce chaud été 1976, Ruth Gilmartin habite près d’Oxford avec son fils âgé de cinq ans, à proximité de sa mère Sally. Celle-ci lui révèle que son existence de veuve anglaise sans histoire cache un passé insoupçonnable. Elle est en réalité d’origine russe, s’appelait Eva Delectorskaya avant de devenir agent secret au service de la Grande Bretagne pendant la guerre. Eva / Sally entend que Ruth l’aide à régler un compte avec un homme qui l’a obligée à plonger dans la clandestinité et à vivre pendant des dizaines d’années une vie inquiète, sans cesse obsédée par la crainte que quelqu’un vienne la chercher et la tuer.

Eva travaillait sous la direction de Lucas Romer dans un service chargé de produire de la contre-information pour servir les intérêts de la Grande Bretagne. En 1941, il s’agissait d’obtenir de Roosevelt que les Etats-Unis entrent en guerre contre l’Allemagne. Tous les moyens sont bons : dans le rôle d’une journaliste, Eva séduit un haut fonctionnaire et le fait photographier en flagrant délit d’adultère. Romer affirme qu’il y a trois raisons pour lesquelles on trahit son pays : l’argent, le chantage et la vengeance. Les photos d’Eva feront chanter le fonctionnaire qui se montrera un ardent partisan d’un engagement actif de son pays aux côtés de la Grande Bretagne.

Le service de Romer a fabriqué de toutes pièces une fausse carte de l’Amérique latine redécoupée en macro-Etats contrôlés par l’Allemagne : cette fois, les Nazis sont aux portes des Etats-Unis ! Chargée de porter cette carte à des agents au Nouveau Mexique, elle échappe de peu à la mort en tuant son agresseur (d’un coup de crayon noir planté dans l’œil !) et découvre qu’elle a été trahie. Elle s’échappe au Canada, travaille pour le Gouvernement sous une fausse identité, réussit à se faire muter à Londres. Les bombardements lui donnent l’occasion de brouiller définitivement les pistes : elle se glisse dans l’identité de Sally, une jeune fille de 24 ans, comme elle, disparue avec toute sa famille. Elle cherche méthodiquement un homme qui lui permettra de vivre une existence anglaise banale, et le trouve en la personne de Sean Gilmartin.

Trente quatre ans plus tard, il reste à Eva à organiser un ultime face à face avec l’agent double qui a organisé la désastreuse équipée du Nouveau Mexique et a cherché à la faire taire définitivement, elle l’unique personne capable de prouver que cet homme couvert de gloire avait travaillé pour une puissance étrangère. Eva sort victorieuse de cette confrontation.

Pourtant, elle ne trouve pas la sérénité. Habituée toute sa vie à se cacher, à vérifier et contre-vérifier son environnement, l’inquiétude est devenue pour elle une seconde nature. Elle continue à attendre que quelqu’un l’emporte. Mais n’est-ce pas, se dit Ruth, notre commune condition de mortels ? Quelqu’un, un jour, viendra nous chercher sans retour.

 

 

 

 

 

 

Alan Turing à Blechtley : Station X

La viste à Blechtley Park avait piqué ma curiosité. L’ouvrage de Michael Smith, « Station X », décrit l’histoire de ce site et des équipes qui y ont travaillé (Station X, the codebreakers of Blechteley Park, 1998, Pan Books 2007).

Le décryptage de communications ennemies codées a joué un rôle important pendant la seconde guerre mondiale. Il a écarté les convois alliés de la route des sous-marins allemands, renseigné l’Etat Major sur la position des troupes allemandes et leurs plans de bataille, confirmé que les Allemands avaient gobé la fausse information que le débarquement en Normandie n’était qu’une diversion pour éloigner les troupes du Pas de Calais. Il a été dit que sans Bletchley Park, la guerre se serait peut-être prolongée jusqu’en 1948.

Le principe du décodage consiste d’abord à comprendre ou à deviner comment fonctionne la machine d’encodage ennemie. Une lettre est transformée en une autre, puis en une autre encore et ainsi plusieurs fois de suite, puis les lettres produites par ce processus sont regroupées par paquets homogènes de sorte que le produit final n’a rien d’un texte structuré.

Il s’agit ensuite de savoir sur quelles positions la machine est initiée. Parfois, la capture d’un navire permet de mettre la main sur des codes valables plusieurs mois. Mais le plus souvent il faut s’efforcer de réduire le champ des probabilités de quelques centaines de millions à quelques milliers. Pour cela, le meilleur allié est l’opérateur ennemi, lorsqu’il plaisante avec un collègue sur le prénom de sa petite amie qui sert d’amorce au message, lorsqu’il répète le même message sans changer la position initiale de la machine, lorsqu’il commence ses messages par l’invariable « Heil Hitler ! » ou lorsqu’il transmet des messages météo avec un faible niveau de précautions.

Lorsque le champ des possibilités a été réduit, c’est à la machine d’essayer les milliers de combinaisons possibles à grande vitesse, jusqu’à trouver un texte allemand, ou japonais, ou russe, intelligible. Des milliers d’opérateurs répartis dans des centres d’écoute aux quatre coins du monde transcrivaient des milliards de signes intelligibles. Le traitement massif de cette information s’appuyait, selon la loi des probabilités, sur la fréquence des lettres dans une langue donnée ou celle d’assemblages de lettres caractéristiques (comme le sch allemand). Par approximations successives, la machine parvenait à identifier des mots et des phrases qui faisaient sens. Une fois le code déchiffré, c’est-à-dire l’algorithme de transformation d’une lettre dans une autre, tous les messages pouvaient être décodés mécaniquement. Au début de la guerre, les machines « bombes » étaient construites pour le seul objectif du décodage. A la fin du conflit, les « colossus » étaient partiellement programmables et peuvent être considérées comme les premiers ordinateurs.

On découvre dans « Station X » la construction progressive d’une organisation efficace qui finira par compter plusieurs milliers de travailleurs civils et militaires, les reculs dus aux luttes d’influence entre personnes et entre chapelles, la frustration de patauger pendant des mois après que l’ennemi a sophistiqué son système, la joie de trouver et de contribuer à la victoire, une communauté joyeuse de jeunes hommes et femmes sérieux dans le travail mais avides de fêtes. On est surtout fasciné par l’aventure de ces chercheurs sous la pression de la guerre, à la frontière de la mathématique, de la linguistique et de l’électronique, bref dans ce lieu qu’on appelle maintenant l’informatique.

 

Le Tigre blanc

Nombre de livres décrivent la « transhumance » d’êtres humains d’un état à l’autre. C’est le cas de « the white tiger », roman d’Aravid Adiga (Atlantic Books, 2008), découvert à la suite d’un voyage en Inde en avril 2009. En voici une note de lecture.

Le roman d’Aravind Adiga décoiffe. Il nous introduit dans l’Inde des ténèbres, de la servitude et de la corruption, l’envers du décor de notre magnifique voyage d’avril dans le « triangle d’or » ou de l’exposition « Jardins et Cosmos, les jardins royaux de Jodhpur »  au British Museum. Il suggère que le passage des ténèbres à la lumière promise au peuple par les politiciens n’est qu’une mise en scène cynique destinée à garantir leur réélection et leurs prébendes. Il n’y a pas de situation intermédiaire entre maître et esclave : celui qui prétend accéder au statut de maître doit rompre avec son passé de soumission. Dans le cas de Balram Halwai, cette rupture impliquera aussi le meurtre de son maître et l’acceptation que sa famille soit anéantie par la prévisible vengeance de son clan. D’un certain côté, Halwai doit beaucoup à l’Etat. Lorsqu’il arrive à l’école primaire, son instituteur découvre qu’on l’appelle simplement Munna, « garçon », et lui attribue le prénom de Balram. Un inspecteur scolaire le repère comme un élève exceptionnel, un « tigre blanc » comme il n’en surgit qu’un par génération, et lui attribue ainsi le nom de guerre qui deviendra la marque commerciale de la compagnie de taxis qu’il créera à Bangalore après le meurtre ; l’inspecteur n’ira toutefois pas jusqu’à s’assurer que la bourse scolaire qu’il a promise soit mise en place et Balram sera retiré prématurément de l’école faisant de lui, comme de millions d’autres, un Indien « cuit à moitié ». Enfin, c’est un fonctionnaire qui lui attribue une date de naissance, lorsqu’il s’agit de trouver des électeurs de plus dix-huit ans qui voteront pour le candidat au pouvoir.   Balram écrit au premier ministre chinois venu à Bangalore comprendre comment on devient entrepreneur en Inde. Il raconte sa vie, sa naissance dans un village « des ténèbres » d’un père pousseur de rickshaw, la montée à la ville où il devient serviteur chauffeur de l’un des seigneurs de son village, le meurtre de son maître, sa nouvelle vie d’entrepreneur à Bangalore. Sa philosophie tourne autour de deux versets de poèmes : « ils demeurent esclaves parce qu’ils ne peuvent voir ce qui est beau dans ce monde » ; « vous avez cherché la clé pendant des années, mais la porte était toujours ouverte ».  C’est en bravant l’interdit de monter au fort de son village, en découvrant le magnifique panorama qui s’offre de là-haut et combien le village est petit que Balram se prend à rêver d’une autre vie. Plus tard, c’est en visitant le zoo de Delhi et en voyant le tigre blanc en cage qu’il décide de passer à l’action, de tuer son maître et de fuir avec le sac de billets que celui-ci destinait à graisser la patte à un politicien. Le maître de Balram, Ashok, est un homme plein de contradictions. Formé dans une université américaine, il a bravé sa famille pour épouser une Américaine, qui ne s’habituera pas à l’Inde et l’abandonnera. Face à Balram, il éprouve de la compassion et souhaiterait améliorer son salaire et ses conditions de vie, mais finalement un serviteur reste un serviteur et un maître, un maître. Lorsque « Pinky Madam », la femme d’Ashok, écrase un enfant alors qu’elle conduisait une nuit en état d’ébriété, un avocat du clan fait signer à Balram une déclaration s’accusant de l’accident. Balram compare la situation des serviteurs à celle de poulets entassés dans une nasse et observant, terrorisés mais résignés, ceux que l’on égorge et que l’on plume.  

Arrivé à Bangalore, Balram comprend que les call-centres constituent un marché important pour une compagnie de taxis : les employés travaillent la nuit et il n’y a pas de transport en commun. La place est prise. Qu’importe, une partie de l’argent dérobé à Ashok sert à corrompre la police : une compagnie de taxi est interdite, et « white tiger » prend sa place. Balram est devenu Ashok Sharma. L’esclave a usurpé jusqu’au prénom de son maître. Il s’est coupé de son passé, a voué sa famille au malheur, il sait que son bonheur peut ne durer que quelques mois ou quelques années. Mais il ne regrette rien. Il  franchi l’invisible frontière qui mène des ténèbres à la lumière, et cela lui suffit.