Big and Small

 

Cate Blanchett dans Big and Small au Barbican

Le Barbican Centre de Londres présente actuellement « Big and Small », une adaptation, par le scénariste britannique Martin Crimp, de la pièce « Gross und Klein » écrite par Botho Strauss en 1978. Le spectacle est produit par le Sydney Theatre Company et a pour actrice principale Cate Blanchett, qui est, avec son mari, directrice artistique du théâtre.

 Lotte (Cate Blanchett) est une femme d’âge moyen qui vient d’être abandonnée par son mari. Dans la première scène de la pièce, elle se trouve seule dans un hôtel au Maroc et commente la conversation animée que soutient un couple. La femme s’appelle Frida mais celle-ci n’appelle jamais son conjoint par son nom. Lotte les désigne par « Frida » et « pas Frida ». Mais qui est-elle elle-même, « Lotte » ou « pas Lotte » ? Sa vie est devenue un océan de solitude. Dans chacune des dix scènes de la pièce, elle essaiera, à la force d’un optimisme toujours déçu, d’entrer en relation avec ses voisins d’appartement, avec d’anciennes connaissances, avec sa famille même. Mais elle est à la fois trop grande, trop honnête, trop encombrante pour trouver sa place et trop petite, trop insignifiante, pour être remarquée.

 « Big and Small » se déroule en dix scènes qui évoquent des situations au bord de l’absurde et placent le spectateur sur l’arête qui sépare le rire des larmes. Lotte sonne désespérément à l’interphone de l’appartement de l’une de ses anciennes amies pour lui demander l’hospitalité, mais elle finit par réveiller tout l’immeuble et se heurter à une porte close. Lotte est enfermée dans une cabine téléphonique vitrée, seul objet éclairé au fond de la scène. Elle s’imagine renouer le dialogue avec son ex-mari, mais elle sait bien que le numéro qu’elle ne cesse d’appeler est un faux numéro ; la cabine se met en mouvement sur la scène et entame un curieux ballet pendant que Lotte, assise effondrée, sanglote. Dans la dernière scène, Lotte est dans la salle d’attente d’un dispensaire. Lorsque le dernier patient a été appelé, un médecin lui demande si elle a rendez-vous. « Non », répond-elle. « Il est temps de partir » lui dit le médecin. « Oui », sera la dernière réplique de Lotte.

 Le spectateur est proprement envoûté, à la fois profondément dérangé par la solitude insoluble d’une femme pourtant belle, énergique et aimable et fasciné par l’étrangeté onirique de la mise en scène.

 Le jeu de Cate Blanchett est remarquable dans le rôle de cette Lotte embarquée dans un destin incompréhensible et incontrôlable mais ne cessant de croire à un meilleur lendemain. Lorsqu’elle danse la joie exubérante, son jeu corporel indique subtilement que ce n’est qu’une façade, que derrière la réjouissance se profile le désespoir.

 Cate Blanchett a vécu au Royaume Uni et a souvent constitué un embarras pour les Conservateurs. Elle vient de prendre position contre une mesure budgétaire du Chancelier Osborne limitant la déduction fiscale pour les dons aux œuvres.

Reasons to be cheerful

Le Palace Theatre de Watford vient de présenter une étonnante production du théâtre GRAEE : « reasons to be cheerful », des raisons pour être joyeux.

 Il s’agit d’une comédie musicale construite à partir de chansons du groupe punk  Blockheads et des son compositeur Ian Dury, mort en 2000 du cancer à l’âge de 58 ans. Un groupe d’amis d’un quartier populaire d’une ville anglaise rêve d’assister au « gig » (concert géant) des Blockheads, en compagnie du père de l’un d’eux, aveugle et paralysé, qui prétend que les Tories lui ont inoculé le cancer. Hélas, le concert se joue à guichets fermés. Avec la complicité de l’ex petite amie d’un jeune fortuné, la fine équipe s’empare de billets. Mais l’expédition s’achève sur une plage, après que la voiture est tombée en en panne. Le vieil homme renoue avec les sensations de ses vacances d’enfant, au même endroit.

 Les chansons de Ian Dury, écrites pour la plupart dans les années soixante dix et quatre vingt, ont une forte connotation sexuelle (Sex, drug and Rock n’ Roll, Hit me with your rhythm stick). Elles parlent de l’humiliation des handicapés (Spasticus Autisticus) et de celle de ceux qui ne trouvent pas leur place dans la société (What a waste). Le titre de la pièce est celui d’une des chansons à succès du groupe. La plus émouvante est probablement « my old man », où Dury évoque la figure de son père, chauffeur d’autobus puis de Rolls Royce, qu’il a à peine connu.

 La troupe nous offre deux heures de musique trépidante, jouée et dansée par des acteurs étourdissants. Ce qui est véritablement unique, c’est le casting. La plupart des acteurs sont handicapés. Le chanteur John Kelly, qui a une voix magnifique, se déplace en fauteuil roulant. Stephen Collins est malentendant. Nadia Albina n’a qu’un bras et ne cherche pas à cacher son moignon. GRAEE a fait de l’accessibilité du théâtre sa raison d’être. Quand on voit l’énergie et la joie de jouer des acteurs, on admire sa magnifique réussite.

 Ian Dury avait lui-même été victime de la polio pendant son enfance et était handicapé. Il avait soutenu le GRAEE dans ses premières années. Je n’aurais probablement pas connu ou apprécié ses chansons, avec leur rythme échevelé et un texte âpre bouillonnant en cascades, sans la comédie musicale de ce soir. C’est pour moi une découverte, émouvante et forte.

 Photo de « Reasons to be cheerful ».

Aïda au Royal Albert Hall

Le Royal Albert Hall produit actuellement l’opéra « Aïda » de Giuseppe Verdi.

 Le Royal Albert Hall et l’opéra « Aïda » de Verdi sont exactement contemporains : ils datent l’un et l’autre de 1871. L’une des plus fameuses salles de spectacle au monde offre à Verdi un cadre majestueux. Pour ne rien gâcher, la sonorisation est parfaite, ce qui relève de l’exploit dans un si vaste espace.

 Le metteur en scène Stephen Medcalf a choisi de nous faire partager le regard d’une égyptologue anglaise du dix-neuvième siècle, Amelia Edwards. Ce parti pris se défend, car le livret d’Aïda a été élaboré à partir d’une histoire écrite par un autre égyptologue, le Français Auguste Mariette. Amelia supervise des fouilles archéologiques et s’imprègne si profondément de son histoire que les personnages, Aïda, fille du roi d’Ethiopie captive du roi d’Egypte, Amneris, fille de ce dernier, Radames, commandant de l’armée égyptienne, prennent vie devant elle. Le décor de ruines amplifie le drame ; la forme elliptique de l’auditorium rend les cinq mille spectateurs tout proches ; des images projetées, le Nil, le désert, les pyramides, l’amplifient.

 Cette superproduction, avec costumes inspirés de l’époque et chorégraphie moderne, pourrait verser dans le kitsch. Elle ne tombe toutefois pas dans ce travers, en partie grâce aux interprètes, les chanteurs et le Royal Philarmonic Orchestra, et surtout par la magie de l’œuvre de Verdi. Le sort des prisonniers éthiopiens à la merci du roi d’Egypte et celui de Radames, condamné pour trahison à mourir enseveli vivant dans son tombeau évoquent immédiatement la population martyre de Homs, livrée à la barbarie du tyran de Damas. Le trio final du triangle amoureux, Aïda et Radames dans la tombe, Amneris à l’air libre mais désespérée, est bouleversant.

LOL, Lots of Love

Le Palace Theatre de Watford vient de produire « LOL, Lots of Love », une chorégraphie de Luca Silvestrini sur la communication virtuelle sur la Toile.

 LOL est une abréviation que l’on met en conclusion d’un SMS ou d’un courriel en anglais. Elle se lit « Lots Of Love » (de l’amour en quantité), mais aussi « Laugh Out Loud », (rire à gorge déployée). De fait, la chorégraphie de Silvestrini est hautement comique et le public du Palace Theatre, en majorité jeune ce soir, ne boude pas son plaisir.

 S’agit-il d’ailleurs vraiment d’une chorégraphie ? Le spectacle relève d’un genre complètement nouveau, qui emprunte au théâtre (les danseurs parlent), au cirque (les danseurs sont aussi des acrobates) et au mime (les danseurs expriment des sentiments par leurs corps). Il utilise la vidéo, et notamment des images de visages prises par une webcam. Il s’appuie sur une bande son qui fait la part belle au crépitement de claviers d’ordinateurs.

 Le spectacle est une satire de la société Facebook et Twitter. Dans la première scène, un acteur est empêtré dans un amas de câbles électriques. Il est rejoint par cinq autres personnages. Ils disent des phrases tirées de manière aléatoires de « chats » sur Internet. Leurs corps se croisent, se frôlent, se touchent, ils prennent appui les uns sur les autres, virevoltent, tombent, se relèvent. Les individus semblent des atomes de Bohr, animés d’un mouvement continuel dénué de sens.

 Nous voici sur un site de rencontre. Les personnages essaient de se définir, de définir le prince charmant ou la femme de leur vie. Ici, l’humour reste présent et l’on rit à chaque instant, mais on est dans l’humour noir. On ressent chez eux une oppressante solitude, un besoin d’amour béant, mais ils formulent leur désir sur le registre d’Internet : cocher les cases. Le langage corporel exprime l’intensité du désir mais aussi l’abîme d’incommunication qui s’ouvre entre des humains qui ne se regardent pas.

 Dans la scène suivante, c’est la rencontre réelle de personnes qui se sont trouvées sur la Toile. Mais quel comportement adopter ? Il y a de la précipitation, et même de la violence, de la timidité, de la maladresse. Le spectacle se termine comme il a commencé. Un personnage tient dans les bras un amas de câbles. Il l’enlace tendrement et esquisse un pas de danse avant de s’endormir avec lui, comme avec la femme rêvée qu’Internet ne lui a pas permis d’atteindre.

 Les six comédiens danseurs sont formidables. « LOL, Lots of Love » est un spectacle tonique, drôle et tragique à la fois. Recommandable !

 Photo « The Guardian » : Kip Johnson dans LOL, Lots of Love