Desert Crossings

Desert Crossings

Le Palace Theatre de Watford vient de programmer « Desert Crossings » (traversées du désert), une chorégraphie du Sud-Africain Gregory Magoma sur une musique originale de Steve Marshall.

 Desert Crossings est produite par State of Emergency, une compagnie britannique qui promeut le théâtre africain. L’ambition de Magoma est d’évoquer par la danse l’inexorable dérive des continents au long des temps géologiques, qui sépare par des milliers de kilomètres les côtes de la Namibie et du sud de l’Angleterre, pourtant si semblables. L’aventure humaine, la musique, les corps en mouvement, sont capables de réunir ce que les forces telluriques ont distancié.

 C’est bien de forces telluriques qu’il s’agit au début du spectacle. Les cinq danseurs sont agités de spasmes qui parcourent leurs corps jusqu’au bout des doigts. « Desert Crossings, dit Magoma, crée un voyage au milieu de vastes déserts, des mers et des montagnes et est un paysage où le physique et le métaphysique, le corporel et le spirituel, le céleste et le spirituel, fusionnent.

 La bande sonore crée une atmosphère d’étrangeté : le bruit d’un ruisseau, un ouragan, des murmures, un rythme de batterie, du silence, des battements de pieds. Les danseurs sont comme habités par une force qui vient du fond des millénaires et offrent une performance d’une intensité exceptionnelle.

Oncle Vania

La pièce d’Anthony Clark « Our Brother David », qui vient d’être jouée au Palace Theatre de Watford, s’inspire de « Oncle Vania » de Tchekhov. J’avais assisté à une représentation de cette pièce au Pump House, un espace culturel alternatif lui aussi à Watford, en novembre 2008. J’avais rédigé le compte-rendu qu’on va lire.

 Sonia et son oncle Vania vivent, ou plutôt vivotent de l’exploitation d’un domaine agricole. Ils économisent pour envoyer de l’argent à Alexandre Sérébriakov, la célébrité académique de la famille, père de Sonia et veuf de la sœur de Vania. Voici que, maintenant à la retraite de l’Université, Sérébriakov vient s’installer au domaine avec sa jeune et séduisante femme, Elena. Du coup, le médecin de famille, Astrov, fait des visites de plus en plus prolongées. L’attrait sexuel d’Elena provoque chez Vania et Astrov une crise existentielle. Le premier, maintenant âgé de 47 ans,  découvre anéanti que jusqu’à présent il n’a pas vécu et que sa vie est irrémédiablement gâchée : « nuit et jour, la pensée que ma vie est perdue sans retour vient me hanter comme un démon domestique. Mon passé n’existe plus, il s’est gaspillé en futilités, mais le présent est d’une absurdité terrifiante. » Le second, écologiste avant l’heure, prend conscience, fataliste, qu’il n’y aura de place pour un amoureux de la nature comme lui que dans cent ou deux cents ans : « quand les gens ne savent pas quelle étiquette me coller au front, ils disent : c’est un homme étrange  vraiment étrange !  J’aime la forêt – étrange ! Je ne mange pas de viande, tout aussi étrange. Il n’y a déjà plus de contact immédiat, pur, libre, avec les gens… non, plus du tout !  (…) Mon temps est passé, c’est top tard pour moi…  J’ai vieilli, j’ai trop travaillé, je suis devenu vulgaire, tous mes sentiments se sont émoussés, et je crois que je ne pourrais plus m’attacher à un être humain. Je n’aime personne et… je n’aimerai plus personne.» Quant à Sonia, elle hésite à confier au docteur son amour : « l’incertitude vaut mieux, il reste de l’espoir ».

 Vania tente de tuer Sérébriakov dans une crise de désespoir. Elena s’éloigne avec son vieux mari, Astrov, Sonia et Vania reprennent leur vie de travail abrutissant. A ces naufragés de la vie, il ne reste, comme le dit Sonia, que l’au-delà ; « nous nous reposerons ! Nous écouterons les anges, nous verrons le ciel parsemé de diamants, nous verrons tout le mal terrestre, toutes nos souffrances se fondre dans la miséricorde qui emplira le monde, et notre vie deviendra calme, tendre, douce, comme une caresse… J’y crois, j’y crois… »

 Sérébriakov s’emporte contre sa « maudite, répugnante vieillesse. S’adressant à sa jeune femme Elena : « tu es jeune, bien portante, belle, tu veux vivre, et moi je suis un petit vieux, presque un cadavre. Est-ce que je me trompe ? Bien sûr, c’est ridicule que je sois encore en vie. Mais attendez, bientôt je vous débarrasserai tous. Je ne vais pas trainer bien longtemps. » La conclusion qu’il en tire est qu’il a un crédit illimité sur les autres, qu’il a le droit par exemple de refuser à Elena la joie de se remettre au piano au prétexte que cela l’importunerait. « Bon, admettons, je suis un dégoûtant, un égoïste, un tyran, mais n’ai-je pas droit, même dans ma vieillesse, à l’égoïsme ? Ne l’ai-je pas mérité ? »

Photo New York Times : Cate Blanchett et Richard Roxburgh dans une production d’Oncle Vania par le Sydney Theatre en 2011.

Our Brother David

Le Palace Theatre de Watford vient de donner la nouvelle pièce d’Anthony Clark, Our Brother David.

 Une grande maison de famille, ses habitants vivant des vies frustrées, un ami intellectuel passionné d’écologie, un homme présentant sa fiancée éclatante de jeunesse et de beauté… « Notre Frère David » assume sa parenté avec « Oncle Vania » de Tchekhov. Mais nous sommes à l’été 2010, la maison familiale de Fairwold-on-sea a été transformée en gîte touristique par David Tiller, un ancien photographe que la fréquentation du monde de la mode a rendu misanthrope et sa sœur Sophie. Dans la première scène, un ami de la famille, Anthony, programme l’application de réservation électronique du gîte et se prépare à partir pour une réunion de défenseurs du littoral.

 Voici qu’arrive Lawrence, veuf depuis deux ans de la sœur de David et Sophie, Veronica. David hurle sa haine à son égard : Lawrence n’a pas su accompagner sa femme dans l’épreuve de son cancer, il ne pensait qu’à son statut, à son poste dans une banque. Mais voici que Lawrence présente Amalia, sa fiancée, une magnifique jeune femme. David la poursuit d’assiduités pressantes, Anthony en tombe fou amoureux, Sophie la charge de ses confidences. La maison est sens dessus dessous.

 Lawrence est venu avec Amalia dans un but précis : faire vendre la maison qui est en indivision et dont, héritier de Veronica, il détient une partie de la propriété. C’est la vie de David et de Sophie qui s’effondre, leur lieu de vie mais aussi leur gagne-pain. Dans une scène splendide, David reprend l’appareil photo qu’il a abandonné il y a des dizaines d’années et prétend photographier chaque membre de la famille dans l’expression de ses sentiments les plus violents : le lucre, la peur, la haine. Chacun tente de s’y dérober, mais tous finissent immortalisés dans un instantané.

 Photo  par Kate Cunninghams de sa maison menacée par l’érosion d’une falaise dans le Norfolk (The Guardian).

Richard O'Callaghan dans "My brother David"

Big and Small

 

Cate Blanchett dans Big and Small au Barbican

Le Barbican Centre de Londres présente actuellement « Big and Small », une adaptation, par le scénariste britannique Martin Crimp, de la pièce « Gross und Klein » écrite par Botho Strauss en 1978. Le spectacle est produit par le Sydney Theatre Company et a pour actrice principale Cate Blanchett, qui est, avec son mari, directrice artistique du théâtre.

 Lotte (Cate Blanchett) est une femme d’âge moyen qui vient d’être abandonnée par son mari. Dans la première scène de la pièce, elle se trouve seule dans un hôtel au Maroc et commente la conversation animée que soutient un couple. La femme s’appelle Frida mais celle-ci n’appelle jamais son conjoint par son nom. Lotte les désigne par « Frida » et « pas Frida ». Mais qui est-elle elle-même, « Lotte » ou « pas Lotte » ? Sa vie est devenue un océan de solitude. Dans chacune des dix scènes de la pièce, elle essaiera, à la force d’un optimisme toujours déçu, d’entrer en relation avec ses voisins d’appartement, avec d’anciennes connaissances, avec sa famille même. Mais elle est à la fois trop grande, trop honnête, trop encombrante pour trouver sa place et trop petite, trop insignifiante, pour être remarquée.

 « Big and Small » se déroule en dix scènes qui évoquent des situations au bord de l’absurde et placent le spectateur sur l’arête qui sépare le rire des larmes. Lotte sonne désespérément à l’interphone de l’appartement de l’une de ses anciennes amies pour lui demander l’hospitalité, mais elle finit par réveiller tout l’immeuble et se heurter à une porte close. Lotte est enfermée dans une cabine téléphonique vitrée, seul objet éclairé au fond de la scène. Elle s’imagine renouer le dialogue avec son ex-mari, mais elle sait bien que le numéro qu’elle ne cesse d’appeler est un faux numéro ; la cabine se met en mouvement sur la scène et entame un curieux ballet pendant que Lotte, assise effondrée, sanglote. Dans la dernière scène, Lotte est dans la salle d’attente d’un dispensaire. Lorsque le dernier patient a été appelé, un médecin lui demande si elle a rendez-vous. « Non », répond-elle. « Il est temps de partir » lui dit le médecin. « Oui », sera la dernière réplique de Lotte.

 Le spectateur est proprement envoûté, à la fois profondément dérangé par la solitude insoluble d’une femme pourtant belle, énergique et aimable et fasciné par l’étrangeté onirique de la mise en scène.

 Le jeu de Cate Blanchett est remarquable dans le rôle de cette Lotte embarquée dans un destin incompréhensible et incontrôlable mais ne cessant de croire à un meilleur lendemain. Lorsqu’elle danse la joie exubérante, son jeu corporel indique subtilement que ce n’est qu’une façade, que derrière la réjouissance se profile le désespoir.

 Cate Blanchett a vécu au Royaume Uni et a souvent constitué un embarras pour les Conservateurs. Elle vient de prendre position contre une mesure budgétaire du Chancelier Osborne limitant la déduction fiscale pour les dons aux œuvres.