Love, love, love

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La pièce de Mike Bartlett « Love, love, love » qui vient d’être présentée au Watford Palace Theatre dans le cadre d’une tournée nationale, constitue une caricature drôle et amère de la génération du baby-boom.

La pièce se joue en trois actes : 1967, 1990, 2011.

En 1967, Kenneth a 19 ans. Etudiant, il est émerveillé par les infinies possibilités qu’offre la vie moderne, la télévision planétaire, les voyages, l’herbe. Par contraste, son frère aîné Henry, déjà entré dans la vie active, semble appartenir à une autre génération.  Kenneth drague sans vergogne Sandra, la petite amie de son frère. Pendant qu’ils dansent, tendrement enlacés, sur la chanson « all you need is love » des Beatles,  ils rêvent d’une vie d’aventures et de liberté.

En 1990,  Kenneth et Sarah vivent dans un lotissement de classe moyenne à Reading, dans la grande banlieue de Londres. Ils ont deux enfants, Rosie, dont on fête le seizième anniversaire, et Jamie, de deux ans son cadet. Jamie est un garçon vif et pétillant, mais soumis. Rose est en colère. Sa mère n’est pas venue l’encourager au concert de l’école de musique. Son père n’a qu’une idée très approximative de sa scolarité. Son petit ami est en train de la plaquer, et ses parents ne trouvent rien de mieux à faire que de se chamailler et d’annoncer leur divorce. « Je pense que les choses sont différentes maintenant, dit Sandra. Je pense que les choses ont changé, que nous avons le droit de suivre notre propre chemin, que nul ne doit nous dire ce qui est juste, ni l’église, ni le gouvernement, ni même nos enfants, ce n’est l’affaire de personne, seulement la nôtre.  Nous devons vivre nos vies, Ken, moi, Rosie, Jamie, à partir du moment où maintenant nous sommes tous des personnes séparées. Sur nos propres chemins. Il y a une part de vous qui est exaltée à cette perspective, n’est-ce pas ? Il y a une part de vous qui est exaltée à l’idée de vous battre pour votre propre chemin ? (…) Voilà où nous en sommes, les enfants. Maman et papa vont être plus heureux. Et croyez-moi. Vous serez plus heureux aussi. »

2011. Kenneth vit dans une grande maison lumineuse avec Jamie. Il a pris sa retraite et coule des jours paisibles entre son jardin et le golf. Avec Jamie, ils carburent au vin blanc. Kenneth est convaincu que son fils est heureux. Rosie quant à elle a bien compris que son frère, devenu accroc aux jeux vidéo, ne tourne pas rond.  Elle a convoqué une réunion de famille pour demander des comptes. Agée maintenant de 37 ans, elle réalise que sa vie est un gâchis, sans vrai métier, sans mari, sans enfants, sans argent. Elle en rend responsable ses parents, qui l’ont poussée à suivre son rêve sans espoir de devenir une grande violoniste et ne l’ont jamais vraiment aidée. Elle a une exigence nette et précise : « achetez-moi une maison ».  Pour Kenneth et Sandra, ce serait se priver, mener une retraite plus austère. Kenneth a une autre idée : pourquoi ne se remettraient-ils pas ensemble ? Pourquoi Sandra ne se débarrasserait-elle pas de son mari devenu grabataire et lui, Kenneth, de la charge que représente son fils Jamie ? Ils pourraient voyager de par le monde et jouir ensemble d’une retraite bien méritée par 40 ans de dur labeur !

Tendrement enlacés, Kenneth et Sandra dansent sur la chanson « all you need is love ». Le monde extérieur, à commencer par leurs enfants, est  exclu de leur étreinte.

« Love, love, love » dresse un portrait cruel d’une génération, la mienne, qui sous le masque d’une revendication de liberté a souvent le visage de l’égoïsme. Les acteurs, en particulier Lisa Jackson (Sandra) et Ben Addis (Kenneth) sont remarquables.

Madame Butterfly au Royal Albert Hall

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Le Royal Albert Hall de Londres met actuellement en scène Madame Butterfly, l’opéra de Puccini.

Le spectacle restera à l’affiche pendant trois semaines, ce qui implique une capacité d’environ 80.000 spectateurs. C’est une superproduction, jouée en anglais comme il se doit, ave le Royal Philarmonic Orchestra et des chanteurs exceptionnels.

On connait le fil directeur de Madame Butterfly. Dans le port de Nagasaki, point de contact entre le Japon et l’Occident au début du vingtième siècle, la jeune geisha Cio-Cio San renie la religion de ses ancêtres et épouse l’officier américain Pinkerton. Pour elle, c’est la promesse de créer une famille et de grimper dans l’échelle sociale ; pour lui, c’est le moyen de rendre confortable son court séjour au Japon. Lorsqu’il revient après trois ans d’absence, elle lui présente leur jeune fils, Chagrin ; il lui présente sa jeune épouse américaine. Pinkerton emmène avec lui le petit garçon pour lui donner un meilleur avenir. Cio-Cio, trahie et désespérée, se fait hara-kiri.

Jouer de l’opéra dans l’immense espace du Royal Albert Hall avec une excellente qualité acoustique est un exploit. L’ingénieur du son Bobby Aitken l’a réussi.

Il faut ensuite occuper cet espace atypique, totalement circulaire. Le designer David Roger a eu l’idée de construire une structure qui évoque une maison japonaise, avec en son centre le lit de Cio-Cio et Pinkerton. La maison est entourée d’un lac, qui s’assèche pour devenir jardin japonais après le premier acte et l’entracte. On y accède par des passerelles sur lesquelles se déroulent plusieurs scènes du drame. Les acteurs sont environnés par le public, mais ils en sont en même temps séparés, ce qui manifeste la distance d’époque et de civilisation.

Illustration : Madam Butterfly, spectacle mis en scène au Royal Albert Hall par David Freeman, jusqu’au 13 mars 2011.

Great Expectations

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Le Place Theatre de Watford met en scène jusqu’au 12 mars une adaptation du roman « Great expectations » (les grandes espérances) de Charles Dickens.

Tanika Gupta transpose le roman de Dickens dans l’Inde de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Grimper dans la hiérarchie sociale ne signifie pas seulement quitter la condition de prolétaire pour devenir un gentleman ; c’est abandonner la culture indienne pour embrasser celle de l’Angleterre.

Pip, fils adoptif d’un forgeron, vit un amour impossible pour Estella, elle-même fille adoptive d’une femme riche, Miss Havisham. Pour la conquérir, il rêve de changer de vie et de devenir un gentleman anglais. Un mystérieux bienfaiteur lui offre la possibilité de venir à Calcutta, capitale de l’Empire et d’y apprendre les bonnes manières ; il lui donne de grandes espérances, c’est-à-dire la promesse d’un riche héritage.

Ce n’est pas seulement la différence de classe qui rend Estella inaccessible. Miss Havisham, l’une des plus grandes créations de Dickens, l’a éduquée dans la haine des hommes. Elle se venge ainsi de l’homme qui, au jour de l’épouser, l’a plaquée. Miss Havisham vit depuis ce jour recluse dans une maison où la lumière du jour ne pénètre pas, où les horloges sont arrêtées et où elle vit éternellement vêtue de sa vieille robe de mariée. Elle a infusé de la glace dans le cœur d’Estella qui déchire le cœur de Pip avec cruauté.

Quel est le bienfaiteur de Pip ? Il croit longtemps que c’est Miss Havisham. C’est en réalité Abel Magwitch, un bagnard dont, à son corps défendant, il avait aidé l’évasion lorsqu’il était encore enfant. Comme Jean Valjean, Magwitch est un homme aussi généreux et sensible qu’il est révolté. Il apprendra de la bouche de Pip qu’Estella est la fille qu’il a perdue lorsque, à l’âge de 3 ans, elle fut confiée à Miss Havisham.

Il n’y a pas de « happy end » dans Great Expectations. Pip ne recevra pas l’héritage de Magwitch, criminel condamné dont la fortune revient à la Couronne. Il n’épousera pas Estella, liée par un mariage malheureux. Il n’épousera pas non plus Biddy, la fille du village dont il se rend compte trop tard qu’elle aurait pu être la femme de sa vie. Mais il y a une promesse de bonheur dans le pardon que demandent Miss Havisham et Estella, dans la mort de Magwitch dans les bras de Pip, dans l’amitié solide nouée par Pip avec Herbert Pocket, un jeune homme d’affaires anglais, malgré les barrières de classe et de culture.

On dit que le personnage de Pip a influencé le mime Marceau pour le choix de son propre personnage, Bip. Il est vrai que Pip semble bousculé et comme stupéfié par un destin qui le dépasse, mais que sa volonté de mener malgré tous les chagrins sa propre vie est profondément émouvante, comme Bip, le clown muet de Marcel Marceau.

Photo de la pièce « Great Expectations » : Lynne Farleigh dans le rôle de Miss Havisham. Jude Akuwudike (Abel Magwitch), Tariq Jordan (Pip) et Tony Jayawardena (le forgeron Joe Gargery) donnent à leurs personnages une grande profondeur.

The Painter

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Le théâtre Arcola, dans un faubourg au nord-est de Londres, donne une pièce de Rebecca Lenkiewicz, The Painter, sur la vie de Joseph Mallord William Turner (1775 – 1851).

Le théâtre Arcola inaugure avec cette pièce de nouveaux locaux, une ancienne usine transformée. Un échafaudage de tribunes a été monté en forme d’U. Il n’y a pas de scène proprement dite : les acteurs jouent dans l’espace délimité par les tribunes. Les murs en briques apparentes, la précarité de l’installation et la proximité des acteurs donnent le sentiment de remonter aux origines de l’art théâtral.

La pièce commence en 1799. Bien qu’âgé seulement de 24 ans, Turner (joué par Toby Jones) est déjà un peintre renommé, même si son excentricité choque l’establishment. La maladie mentale dont souffre sa mère Mary (Amanda Boxer) s’est aggravée au point qu’il est nécessaire de la faire interner. L’enfance de Turner a été conditionnée par la folie de sa mère : elle rejetait violemment cet enfant contemplatif, dont on dit qu’il fixait le ciel au lieu de regarder où il mettait les pieds. Lorsque sa petite sœur agonisa, Mary pria devant Turner pour que Dieu prît la vie du fils au lieu de la fille. Toute sa vie, Turner porta l’angoisse de sombrer, lui aussi, dans la folie.

Deux femmes interfèrent dans la vie de Turner. Sarah (Niamh Cusak) est veuve. Elle lui fait la cour et finit par être enceinte de lui. Mais elle souffre de l’absence psychologique de Turner, obsédé par son art, qui ne la regarde pas vraiment : « nous vivons comme si quelqu’un nous trancherait la gorge si jamais nous jouions à la famille heureuse(…) Il faut que tu penses moins, Billy. Fais seulement confiance. Je suis là. Nous sommes là. » L’autre femme est Jenny (Denise Gough), une prostituée qui lui sert de modèle. L’amour de la vie de Jenny est son fils Noah, quatre ans lorsque la pièce commence. Noah est envoûté par la mer et les rivières, il dessine pour Turner, Turner dessine pour lui. Turner emmène Jenny et Noah à Margate, ville côtière où il a passé une partie de son enfance et où il a peint la mer. Noah voit en Turner un père. Mais celui-ci, sommé par Sarah d’abandonner « la pute », brise cette relation. « Tu es un lâche, Billy, lui dit Jenny. Tu te caches ici et tu es terrifié par quoi que ce soit qui s’approche de la vie réelle ». Jenny, qui pose pour Turner et dont le fils partage la passion pour la mer, rejoint le peintre dans sa vraie passion, et cela est insupportable à Sarah.

Il est difficile de suivre cette pièce, à cause de l’accent Cockney que le metteur en scène Mehmet Ergen prête aux personnages, parce que la pièce couvre un période de 30 ans qui s’achève à la mort du père de Turner, coiffeur devenu son assistant, et parce qu’elle est censée se passer dans plusieurs lieux, un bar, le salon de Sarah, l’académie de peinture alors que le décor se résume à l’atelier du peintre. Le lien entre l’évolution de l’art de Turner et les tourments de sa vie personnelle n’est pas clairement exposé ; des projections d’œuvres du peintre auraient peut-être suffi. Il reste que la pièce est suffisamment forte pour que le spectateur ressente le besoin de courir toutes affaires cessantes à la Tate Britain admirer les œuvres du peintre.

Il y a de magnifiques passages dans le texte de Rebecca Lenkiewicz. En voici un. Turner donne son cours à l’Académie. « Le sublime. Un événement noir. Un maelstrom. Il peut avoir sa propre beauté. Le capitaine d’un navire esclavagiste. Collingwood. On lui a dit qu’il serait assuré pour tous les noirs qui seraient perdus en mer. Mais pas pour ceux qui seront morts à l’arrivée. Il ne veut pas perdre d’argent, alors il inspecte des cales. Il rassemble les esclaves malades et qui pourraient ne pas survivre au voyage. Il les amène sur le pont. Au milieu de la nuit. La mer est noire. Et infestée de requins. Il ordonne à ses hommes de retirer les chaînes des esclaves. Et ensuite il les lance par-dessus bord. Ils crient. Luttent. Crient pendant quelques minutes. Et ensuite il y a seulement le bruit de la mer. Il pense que son crime est caché dans l’immensité de l’océan. Sous le couvert de la nuit. Un marin le raconte. C’est à nous de le peindre. De l’enregistrer. De mettre cet homme en accusation pour le reste de l’histoire. Oubliez les chiens. Les portraits. Les fleurs. Il y a quelquefois un devoir. D’enregistrer. Et de peindre une telle violence mais avec une beauté – qui serait quelque chose ».

Photo de la pièce « The Painter » : Toby Jones dans le rôle de Turner.