Madame Butterfly au Royal Albert Hall

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Le Royal Albert Hall de Londres met actuellement en scène Madame Butterfly, l’opéra de Puccini.

Le spectacle restera à l’affiche pendant trois semaines, ce qui implique une capacité d’environ 80.000 spectateurs. C’est une superproduction, jouée en anglais comme il se doit, ave le Royal Philarmonic Orchestra et des chanteurs exceptionnels.

On connait le fil directeur de Madame Butterfly. Dans le port de Nagasaki, point de contact entre le Japon et l’Occident au début du vingtième siècle, la jeune geisha Cio-Cio San renie la religion de ses ancêtres et épouse l’officier américain Pinkerton. Pour elle, c’est la promesse de créer une famille et de grimper dans l’échelle sociale ; pour lui, c’est le moyen de rendre confortable son court séjour au Japon. Lorsqu’il revient après trois ans d’absence, elle lui présente leur jeune fils, Chagrin ; il lui présente sa jeune épouse américaine. Pinkerton emmène avec lui le petit garçon pour lui donner un meilleur avenir. Cio-Cio, trahie et désespérée, se fait hara-kiri.

Jouer de l’opéra dans l’immense espace du Royal Albert Hall avec une excellente qualité acoustique est un exploit. L’ingénieur du son Bobby Aitken l’a réussi.

Il faut ensuite occuper cet espace atypique, totalement circulaire. Le designer David Roger a eu l’idée de construire une structure qui évoque une maison japonaise, avec en son centre le lit de Cio-Cio et Pinkerton. La maison est entourée d’un lac, qui s’assèche pour devenir jardin japonais après le premier acte et l’entracte. On y accède par des passerelles sur lesquelles se déroulent plusieurs scènes du drame. Les acteurs sont environnés par le public, mais ils en sont en même temps séparés, ce qui manifeste la distance d’époque et de civilisation.

Illustration : Madam Butterfly, spectacle mis en scène au Royal Albert Hall par David Freeman, jusqu’au 13 mars 2011.

Great Expectations

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Le Place Theatre de Watford met en scène jusqu’au 12 mars une adaptation du roman « Great expectations » (les grandes espérances) de Charles Dickens.

Tanika Gupta transpose le roman de Dickens dans l’Inde de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Grimper dans la hiérarchie sociale ne signifie pas seulement quitter la condition de prolétaire pour devenir un gentleman ; c’est abandonner la culture indienne pour embrasser celle de l’Angleterre.

Pip, fils adoptif d’un forgeron, vit un amour impossible pour Estella, elle-même fille adoptive d’une femme riche, Miss Havisham. Pour la conquérir, il rêve de changer de vie et de devenir un gentleman anglais. Un mystérieux bienfaiteur lui offre la possibilité de venir à Calcutta, capitale de l’Empire et d’y apprendre les bonnes manières ; il lui donne de grandes espérances, c’est-à-dire la promesse d’un riche héritage.

Ce n’est pas seulement la différence de classe qui rend Estella inaccessible. Miss Havisham, l’une des plus grandes créations de Dickens, l’a éduquée dans la haine des hommes. Elle se venge ainsi de l’homme qui, au jour de l’épouser, l’a plaquée. Miss Havisham vit depuis ce jour recluse dans une maison où la lumière du jour ne pénètre pas, où les horloges sont arrêtées et où elle vit éternellement vêtue de sa vieille robe de mariée. Elle a infusé de la glace dans le cœur d’Estella qui déchire le cœur de Pip avec cruauté.

Quel est le bienfaiteur de Pip ? Il croit longtemps que c’est Miss Havisham. C’est en réalité Abel Magwitch, un bagnard dont, à son corps défendant, il avait aidé l’évasion lorsqu’il était encore enfant. Comme Jean Valjean, Magwitch est un homme aussi généreux et sensible qu’il est révolté. Il apprendra de la bouche de Pip qu’Estella est la fille qu’il a perdue lorsque, à l’âge de 3 ans, elle fut confiée à Miss Havisham.

Il n’y a pas de « happy end » dans Great Expectations. Pip ne recevra pas l’héritage de Magwitch, criminel condamné dont la fortune revient à la Couronne. Il n’épousera pas Estella, liée par un mariage malheureux. Il n’épousera pas non plus Biddy, la fille du village dont il se rend compte trop tard qu’elle aurait pu être la femme de sa vie. Mais il y a une promesse de bonheur dans le pardon que demandent Miss Havisham et Estella, dans la mort de Magwitch dans les bras de Pip, dans l’amitié solide nouée par Pip avec Herbert Pocket, un jeune homme d’affaires anglais, malgré les barrières de classe et de culture.

On dit que le personnage de Pip a influencé le mime Marceau pour le choix de son propre personnage, Bip. Il est vrai que Pip semble bousculé et comme stupéfié par un destin qui le dépasse, mais que sa volonté de mener malgré tous les chagrins sa propre vie est profondément émouvante, comme Bip, le clown muet de Marcel Marceau.

Photo de la pièce « Great Expectations » : Lynne Farleigh dans le rôle de Miss Havisham. Jude Akuwudike (Abel Magwitch), Tariq Jordan (Pip) et Tony Jayawardena (le forgeron Joe Gargery) donnent à leurs personnages une grande profondeur.

The Painter

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Le théâtre Arcola, dans un faubourg au nord-est de Londres, donne une pièce de Rebecca Lenkiewicz, The Painter, sur la vie de Joseph Mallord William Turner (1775 – 1851).

Le théâtre Arcola inaugure avec cette pièce de nouveaux locaux, une ancienne usine transformée. Un échafaudage de tribunes a été monté en forme d’U. Il n’y a pas de scène proprement dite : les acteurs jouent dans l’espace délimité par les tribunes. Les murs en briques apparentes, la précarité de l’installation et la proximité des acteurs donnent le sentiment de remonter aux origines de l’art théâtral.

La pièce commence en 1799. Bien qu’âgé seulement de 24 ans, Turner (joué par Toby Jones) est déjà un peintre renommé, même si son excentricité choque l’establishment. La maladie mentale dont souffre sa mère Mary (Amanda Boxer) s’est aggravée au point qu’il est nécessaire de la faire interner. L’enfance de Turner a été conditionnée par la folie de sa mère : elle rejetait violemment cet enfant contemplatif, dont on dit qu’il fixait le ciel au lieu de regarder où il mettait les pieds. Lorsque sa petite sœur agonisa, Mary pria devant Turner pour que Dieu prît la vie du fils au lieu de la fille. Toute sa vie, Turner porta l’angoisse de sombrer, lui aussi, dans la folie.

Deux femmes interfèrent dans la vie de Turner. Sarah (Niamh Cusak) est veuve. Elle lui fait la cour et finit par être enceinte de lui. Mais elle souffre de l’absence psychologique de Turner, obsédé par son art, qui ne la regarde pas vraiment : « nous vivons comme si quelqu’un nous trancherait la gorge si jamais nous jouions à la famille heureuse(…) Il faut que tu penses moins, Billy. Fais seulement confiance. Je suis là. Nous sommes là. » L’autre femme est Jenny (Denise Gough), une prostituée qui lui sert de modèle. L’amour de la vie de Jenny est son fils Noah, quatre ans lorsque la pièce commence. Noah est envoûté par la mer et les rivières, il dessine pour Turner, Turner dessine pour lui. Turner emmène Jenny et Noah à Margate, ville côtière où il a passé une partie de son enfance et où il a peint la mer. Noah voit en Turner un père. Mais celui-ci, sommé par Sarah d’abandonner « la pute », brise cette relation. « Tu es un lâche, Billy, lui dit Jenny. Tu te caches ici et tu es terrifié par quoi que ce soit qui s’approche de la vie réelle ». Jenny, qui pose pour Turner et dont le fils partage la passion pour la mer, rejoint le peintre dans sa vraie passion, et cela est insupportable à Sarah.

Il est difficile de suivre cette pièce, à cause de l’accent Cockney que le metteur en scène Mehmet Ergen prête aux personnages, parce que la pièce couvre un période de 30 ans qui s’achève à la mort du père de Turner, coiffeur devenu son assistant, et parce qu’elle est censée se passer dans plusieurs lieux, un bar, le salon de Sarah, l’académie de peinture alors que le décor se résume à l’atelier du peintre. Le lien entre l’évolution de l’art de Turner et les tourments de sa vie personnelle n’est pas clairement exposé ; des projections d’œuvres du peintre auraient peut-être suffi. Il reste que la pièce est suffisamment forte pour que le spectateur ressente le besoin de courir toutes affaires cessantes à la Tate Britain admirer les œuvres du peintre.

Il y a de magnifiques passages dans le texte de Rebecca Lenkiewicz. En voici un. Turner donne son cours à l’Académie. « Le sublime. Un événement noir. Un maelstrom. Il peut avoir sa propre beauté. Le capitaine d’un navire esclavagiste. Collingwood. On lui a dit qu’il serait assuré pour tous les noirs qui seraient perdus en mer. Mais pas pour ceux qui seront morts à l’arrivée. Il ne veut pas perdre d’argent, alors il inspecte des cales. Il rassemble les esclaves malades et qui pourraient ne pas survivre au voyage. Il les amène sur le pont. Au milieu de la nuit. La mer est noire. Et infestée de requins. Il ordonne à ses hommes de retirer les chaînes des esclaves. Et ensuite il les lance par-dessus bord. Ils crient. Luttent. Crient pendant quelques minutes. Et ensuite il y a seulement le bruit de la mer. Il pense que son crime est caché dans l’immensité de l’océan. Sous le couvert de la nuit. Un marin le raconte. C’est à nous de le peindre. De l’enregistrer. De mettre cet homme en accusation pour le reste de l’histoire. Oubliez les chiens. Les portraits. Les fleurs. Il y a quelquefois un devoir. D’enregistrer. Et de peindre une telle violence mais avec une beauté – qui serait quelque chose ».

Photo de la pièce « The Painter » : Toby Jones dans le rôle de Turner.

Le repas des fauves

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« Le repas des fauves », pièce mise en scène par Julien Sibre d’après l’œuvre de Vahé Katcha au Théâtre Michel à Paris, montre l’exacerbation des égoïsmes lorsque rôde la mort.

En 1942, un groupe de sept amis fête l’anniversaire de Sophie Pélissier. Le marché noir a fourni champagne, viande et cadeaux. Les invités, un peu éméchés, terminent leur repas lorsque des officiers allemands sont assassinés dans la rue. Un officier de la Gestapo frappe à la porte et exige deux otages. Il reconnait Victor, l’épouse de Sophie, un libraire à qui il achète des livres. C’est que l’officier, professeur de philosophie, est un homme cultivé qui connait par cœur Sophocle et Horace. Il va mettre sa grande culture au service du vice : il impose aux convives une torture raffinée. Il leur donne deux heures pour choisir entre eux ceux qui seront sacrifiés. Il s’installe dans un bureau de l’appartement des Pélissier et patiente en lisant de la philosophie.

Les amis tentent de chercher de l’aide à l’extérieur. L’un d’entre eux appelle un officier allemand dont il a soigné la femme. Ils imaginent même d’inviter des amis à se joindre à la célébration de l’anniversaire, diluant ainsi la probabilité d’être eux-mêmes désignés comme otages. Ils convainquent Sophie de se livrer à la libido de leur tortionnaire en espérant acheter ainsi sa grâce. Rien n’y fait, il faut que deux d’entre eux se sacrifient ou soient sacrifiés.

Les amis se mettent à se déchirer comme des fauves dans l’arène. C’est une course au statut de victime : je suis aveugle de guerre, je suis veuve de guerre, ma femme est enceinte. C’est aussi la recherche effrénée des raisons pour lesquelles l’autre doit mourir : il est peut-être juif, il est homosexuel, il est du côté de la résistance. Dans l’odieux, André, un affairiste enrichi dans la collaboration, surclasse ses « amis ». Il offre une importante somme d’argent à qui acceptera de se désigner et encourage les uns et les autres à faire preuve de générosité : cet argent sera utile à leurs proches !  En vérité, ce profiteur et bon vivant est terrorisé par la perspective de mourir. Le vertige des plaisirs camoufle un vide existentiel épouvantable.

« Le repas des fauves » traite d’un sujet terrible, la destruction des liens sociaux et l’avilissement des personnes lorsque la terreur de la mort annihile tout sentiment humain. La pièce est d’un pessimisme radical et prend acte de la victoire absolue du mal. Elle est pourtant pétrie d’humour noir et, un peu à son corps défendant, l’on rit beaucoup !

Photo : une scène du « repas des fauves ».