Disconnect

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Le Royal Court Theatre de Londres donne jusqu’au 20 mars « Disconnect », une pièce de Anupama Chandrasekhar, jeune dramaturge basée à Chennai en Inde. Elle met en scène une équipe d’opérateurs d’un call centre de Chennai affectés au recouvrement de créances privées dans l’Illinois.

Le premier personnage à entrer en scène est une manager, Jyothi. « OK, je suis Jyothi, en vérité. Les gens m’appellent Sharon (rires). J’étais Jennifer pour les appels entrants et Michelle pour les appels sortants. Mais j’ai toujours voulu être Kate, comme Winslet. Ou Hudson. » Dès le début, le ton est donné. Les personnages sont indiens, mais leurs interlocuteurs au bout du fil sont des débiteurs américains et à force de se faire passer pour leurs voisins et de contrefaire leur accent, ils finissent par laisser pénétrer le rêve américain au tréfonds de leur âme.

Jyothi reçoit dans son bureau un superviseur d’environ 45 ans, Avinash. Elle lui explique que selon tous les critères d’évaluation, A- aptitude, B- attitude, C- performance, D- engagement, il tombe dans la catégorie des employés à basse performance. Puisqu’il ne réussit pas à New York, il est muté à une région moins stressante : l’Illinois. Où est l’Illinois ? demande Avinash. Au quatrième étage, répond Jyothi Sharon.

La nouvelle équipe d’Avinash est composée de trois jeunes Indiens : Vidya, alias Vicki Lewis ; Giri, alias Gary Evans ; Rohan, alias Ross Adams. Ils travaillent de nuit, quand il fait jour à Chicago, et, contrefaisant l’accent américain, prétendent qu’ils appellent de Buffalo. Leur salaire est fonction d’objectifs de sommes recouvrées presque inatteignables. Ils doivent suivre à la lettre un script détaillé. Mais ils doivent aussi s’adapter aux situations et aux personnalités qu’ils rencontrent au bout du fil : les débiteurs ont divorcé, ont perdu leur emploi, ou ont tout simplement perdu la tête, cédant pour un moment à une frénésie de consommation dont ils n’ont pas les moyens. Tous les moyens sont bons, cajolerie, flatterie, menace : « vous avez fait une promesse. C’est le moment de la tenir. Voulez-vous que vos fils sachent que vous êtes un menteur et un tricheur ? Parce que si vous ne payez pas, c’est ce que vous êtes. Arrêtez de pleurer. Soyez quelqu’un dont vos fils seront fiers », dit Vidya à un débiteur, Harry Coltrane. Coltrane se suicidera une heure plus tard, plongeant Vidya dans une crise personnelle et professionnelle.

Giri s’est lui aussi endetté, à l’image des débiteurs qu’il poursuit. Sa vie dépend de son bonus. Ross finance par son travail les études de son frère à l’étranger et rêve d’émigrer. Il fantasme sur une débitrice de Chicago, Sara, imaginant qu’il entre avec elle dans une relation extra-professionnelle qui lui permettra de fuir Chennai. Usurpant l’identifiant du superviseur, il annule sa dette. Mais Sara, loin de lui en savoir gré, poursuit la compagnie en justice pour harcèlement. Insensible à la catastrophe, Ross, licencié de l’entreprise et menacé de poursuites pénales, contemple dans la nuit la décharge voisine du call centre et y voit Chicago, ses buildings et ses lumières.

Peu de livres ou de scénarios évoquent la vie professionnelle d’aujourd’hui. « Disconnect » d’Anupama Chandrasekhar est une exception. Magnifiquement jouée, intelligemment mise en scène malgré un espace exigu, sa pièce nous offre un bon moment de théâtre.

(Photo The Times : Nikesh Patel dans le rôle de Ross et Ayesha Dharker dans celui de Vidya)

Brighton Beach Memoirs

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Le Palace Theatre de Watford donne « Brighton Beach Memoirs », une pièce de Neil Simon. Largement autobiographique, elle raconte deux jours d’une famille juive de New York en 1937.

Eugen M. Jerome, 14 ans, pense qu’il n’est jamais assez tôt pour écrire ses mémoires. Il nous prend donc à témoin de son journal intime. Sa famille est composée de sept personnes. Jack Jerome, le père d’Eugen, sa mère Kate, son grand frère Stanley ; Blanche Norton, sœur de Kate et veuve depuis six ans et ses deux filles Nora et Laurie. Tout ce petit monde vit à l’étroit dans un logement de quatre pièces de Brighton Beach, un quartier de New York, et à l’étroit dans un budget où chaque dollar compte.

Oppressée par la promiscuité et la pauvreté, la famille entre en crise. Soudain, elle est en proie à un vertige centrifuge. Nora se voit proposer un rôle dans un spectacle à Broadway ; Blanche se prépare à sortir avec le Monsieur d’en face, bien qu’il soit Irlandais et catholique ; Stanley, honteux d’avoir perdu son salaire au poker, veut s’engager dans l’armée ; Jack, frappé par une crise cardiaque, se retire dans sa chambre.  Au final, chacun renonce, bon gré ou mal gré, à ses rêves d’évasion et revient au bercail où au fond il se sent aimé. Et des cousins polonais, une famille de quatre enfants qui a réussi à fuir la menace du nazisme, annoncent qu’ils prennent le paquebot pour New York et demandent l’hospitalité.

Le jeune Ryan Sampson joue un Eugen drôle et touchant, toujours convainquant.

(Photo du Watford Observer : Stephen Boxer dans le rôle de Jack et Ryan Sampson dans celui de Eugen, au cours d’une répétition)

Wet weather cover

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Le King’s Head Theatre d’Islington (Londres) donne la première pièce de l’acteur Oliver Cotton : « wet weather cover » (abri pour temps de pluie). Elle parle de l’affrontement des cultures britannique et américaine et de la vie de comédiens entre leurs égos, leurs petites misères et la passion pour leur métier.

Le théâtre mérite en lui-même une soirée. Il s’agit en vérité d’un pub dont la dernière salle est un auditorium exigu d’une centaine de places. Le prix des billets inclut une consommation et les spectateurs entrent avec une coupe de vin ou une pinte de bière.

La scène est tout entière occupée par le décor : l’intérieur d’une caravane minable où dégouline l’eau de pluie. Car il ne cesse de pleuvoir. Nous sommes en Espagne sur le site de tournage d’un film à petit budget sur les Conquistadors. La vedette du film, l’Américain Brad (joué par Michael Brandon) est en contact par talkie walkie avec le metteur en scène, mais la pluie empêche le tournage et lui tourne en rond.

Dans une première scène hilarante, il s’en prend à l’habilleur Pepe (Pepe Balderama), qui ne parle pas un mot d’anglais et lui tient la dragée haute dans un espagnol coloré. Sa seconde tête de turc est un second rôle anglais, Stuart (Steve Furst). Pour tuer le temps, Stuart lit une biographie de Marlowe, et Brad amorce une première dispute sur les mérites comparés de Marlowe et de Shakespeare. Les deux acteurs s’enflamment et finissent par déclamer ensemble une tirade de Richard II, sous les applaudissements du public.

L’alcool aidant, les deux hommes, acteurs dans l’âme, se lancent à corps perdu dans un jeu de rôle où tout à tour l’un prend l’avantage sur l’autre. Brad reproche à Stuart d’être un perdant, Stuart stigmatise la star hollywoodienne que Brad prétend être, n’existant que pour ses privilèges. Stuart quitte la caravane mais y revient aussitôt, un peu à cause de la pluie battante, beaucoup parce que Brad l’en supplie. Au paroxysme de leur affrontement théâtral, les deux hommes en viennent aux confidences : c’est en prison, condamné pour meurtre, que Brad s’est passionné pour le théâtre et la littérature. Stuart est sur le coup de la rupture avec sa fiancée.

Dans cette pièce de théâtre sur le théâtre, joué par des acteurs remarquables, le huis clos renforce l’intensité dramatique et rend les moments d’humour libérateurs.

(Photo de la pièce, Steve Furst et Michael Brandon)

Enron

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Le théâtre Noël Coward de Londres présente Enron, une pièce consacrée à la faillite retentissante du colosse américain de l’énergie le 2 décembre 2001. Elle sera aussi montée à Broadway en avril prochain.

L’auteur est une jeune Anglaise de 28 ans, Lucy Prebble. La mise en scène de Rupert Goold a de nombreux points communs avec « The Power of Yes », pièce consacrée elle aussi à la finance et à ses dérives. Son rythme est en permanence soutenu. Le style est parfois proche d’une comédie musicale : il y a des parties chantées et le mouvement des acteurs est réglé comme une chorégraphie.

La scène est partagée par un rideau ajouré noir. Certains tableaux se jouent sur une estrade dressée dans l’arrière-scène, les personnages rendus un peu irréels par l’interposition du rideau. Le rideau sert aussi d’écran pour la projection d’images d’époque : Clinton démentant toute relation sexuelle avec Monica Lewinsky, Greenspan vantant la sécurité apportée par les nouveaux instruments financiers, l’affrontement de Bush contre Gore, une publicité d’Enron se présentant comme l’entreprise du futur, la chute des Tours Jumelles de Manhattan quelques semaines avant celle d’Enron.

Il y a quelques trouvailles : Lehman Brothers est présenté sous la forme deux jumeaux moustachus à lunettes enveloppés d’un même manteau et parlant d’une même voix. Un dirigeant d’Enron met à l’épreuve un collaborateur sur un tapis de jogging en salle. Le directeur financier est entouré des « raptors » qu’il a conçus, dinosaures carnivores chargés d’engloutir les dettes de la compagnie.

Le personnage central est Jeffrey Skilling, un jeune homme brillant animé de brillantes idées, apôtre du « mark to market », technique comptable selon laquelle on assigne à tout moment à un instrument financier sa valeur sur le marché, ce qui permet donc d’enregistrer aujourd’hui des gains qui ne se réaliseront que plus tard. Skilling convainc le fondateur et président d’Enron, Ken Lay, de s’engager dans des voies nouvelles. Il s’oppose frontalement à Claudia Roe, qui défend une vision industrielle de l’entreprise : Enron devrait selon elle s’internationaliser, créer des usines en Inde. Pour Skilling au contraire, l’avenir est dans le virtuel. Il lance une activité de trading en énergie : il s’agit de vendre et d’acheter des contrats de gaz ou de kilowatts heure, et tant mieux si la transaction ne se dénoue pas en une livraison matérielle.

Skilling recrute et promeut un mathématicien financier, Andy Fastow, une sorte de professeur Nimbus qui met en place une cascade de filiales chargées de porter l’endettement du groupe. La maison mère porte ces participations à son actif, et nul ne se rend compte de la réalité : des dizaines de milliards de dollars de dettes.

Skilling, Fastow et Lay forment un triangle infernal. Ce dernier se charge du lobbying auprès des politiques, et en particulier du gouverneur du Texas, George W. Bush. Il obtiendra la libéralisation de l’énergie, avec comme conséquence des pannes électriques en Californie. Une bonne affaire pour Enron, dont les prix augmentent soudainement.

A partir de mars 2001, Fortune puis le Wall Street Journal se demandent pourquoi la compagnie a pu croître aussi vite. Skilling démissionne non sans avoir vendu son paquet d’actions. Jusqu’au bout, Lay affirme que la situation de l’entreprise n’a jamais été aussi bonne, et persuade les employés de conserver les leurs. Beaucoup se retrouveront ruinés et privés de retraite. Au procès, Fastow coopèrera pleinement avec la Justice en contrepartie d’un allègement de sa peine. Skilling s’obstinera dans un déni de toute erreur et de toute responsabilité et sera condamné à 25 ans d’emprisonnement. Lay mourra d’une crise cardiaque.

L’air de parenté entre « The Power of Yes », pièce consacrée à la crise financière culminant avec la faillite de Lehman Brothers, et « Enron » ne se limite pas au style de la mise en scène. Il y a dans la folle aventure d’Enron, dans la volonté de s’affranchir de la pesanteur de l’économie réelle, une anticipation de ce qui arrivera sept ans plus tard à l’échelle du système financier international.

(Photo tirée de la pièce Enron)