Pourquoi pleurons-nous les chanteurs disparus ?

100331_enterrement_jean_ferrat.1270069161.jpg

La médiatrice du journal Le Monde, Véronique Maurus, a écrit le 27 mars un article intitulé « Ferrat l’intouchable ». Elle s’interroge sur la raison de l’immense émotion suscitée par la disparition du chanteur.

 Véronique Maurus évoque deux types de réactions. Certains lecteurs déplorent le ton critique de la nécrologie rédigée par Bruno Lesprit. D’autres regrettent la – relative – discrétion du journal sur l’événement.  « Le traitement de cette disparition n’était pourtant pas anormal, s’agissant d’un artiste très populaire mais absent des studios depuis seize ans. En consacrant à Jean Ferrat une pleine page, dans une édition particulièrement dense, un lendemain d’élections, Le Monde a fait autant qu’après la mort de Claude Nougaro, en 2004, ou d’Eric Rohmer, en janvier, et plus que pour Georges Wilson, en février. (…)

Le Monde n’a donc, selon ses critères habituels, ni « sous-traité » ni « mal traité » le décès de Jean Ferrat. Pourquoi, dès lors, ce reproche global, diffus et pour le moins inhabituel d’être resté trop distancé, trop froid ? Comme si la mort, gommant d’un coup tous les accrocs d’une vie ou d’une œuvre, ne souffrait que le dithyrambe.

Les critères habituels, en l’occurrence, n’étaient peut-être pas suffisants, tant l’émotion provoquée par cette disparition dépasse la norme et la dimension d’un chanteur, même engagé. Jean Ferrat, à l’évidence, incarnait autre chose, la nostalgie d’une époque parée, dans l’imaginaire collectif, des vertus d’un âge d’or. On s’en aperçoit après coup. L’aurait-on anticipé, fallait-il pour autant entonner le chœur général des louanges en oubliant toute réserve ? Et, dans ce cas, les reproches – inverses – n’auraient-ils pas été tout aussi nombreux ? »

Pourquoi le décès de Jean Ferrat nous a-t-il davantage touché que celui de Georges Wilson ? C’est probablement parce que le théâtre nous impressionne à un moment donné, alors que les chansons nous accompagnent tout au long de notre vie, au plus profond de la mémoire : « comme au passant qui passe on reprend la chanson », chantait-il. Les belles chansons nous collent à la peau, font partie de notre identité.

Les chanteurs définissent plus que tout autre critère l’identité nationale. Les Beatles ou Bob Dylan ont une renommée mondiale. Mais la plupart des chanteurs ne sont connus que dans leur pays. Pas un mot de la disparition de Jean Ferrat dans The Guardian (Grande Bretagne). Pas un mot dans La Repubblica (Italie). Seul El País lui a consacré un bel article, signe d’une proximité culturelle entre la France et l’Espagne probablement scellée par la résistance au franquisme. Le chanteur nous touche parce que ses chansons définissent précisément qui nous sommes en tant que peuple, parmi d’autres peuples.

Je profite de cette chronique pour faire la promotion du chanteur wallon Julos Beaucarne, dont les chansons contribuent à me définir depuis trente cinq ans.

Photo : enterrement de Jean Ferrat à Antraigues sur Volane, Ardèche, le 16 mars 2010

Jean Ferrat

100313_jean_ferrat.1268557291.jpg

La mort de Jean Ferrat m’attriste. Sa poésie chantée a accompagné les différentes étapes de ma vie depuis l’adolescence.

Dans son livre « si c’est un homme », Primo Levi raconte l’unique moment ressemblant au bonheur qu’il vécut dans l’univers concentrationnaire. Choisi par un compagnon pour le rare privilège de chercher la soupe, il lui déclama des poèmes de Dante. C’est l’image qui me vient en apprenant la nouvelle du décès de Jean Ferrat. Le rapprochement n’est sans doute pas fortuit. Le père du chanteur disparut dans l’holocauste. L’une de ses plus belles chansons est « nuit et brouillard » : « ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers, nus et maigres tremblant dans ces wagons plombés ». Comme Dante était solidement ancré dans la mémoire de Levi, la poésie de Ferrat et celle d’Aragon magnifiée par Ferrat est pour moi indéracinable.

Un jour, un jour viendra couleur d’orange, un jour de palmes, un jour de feuillages au front, un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront…

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre, que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant, que cette heure arrêtée…

Pourtant que la montagne est belle, comment s’imaginer en voyant un vol d’hirondelles que l’automne vient d’arriver…

Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue…

Oh mon jardin d’eau fraîche et d’ombre… heureux celui qui meurt d’aimer…

Aimer à perdre la raison, à n’avoir que toi d’horizon, à n’en savoir que dire…

C’ets mon frère qu’on assassine, Potemkine !…

Camarade !

De plaines en forêts de vallons en collines / Du printemps qui va naître à tes mortes saisons / De ce que j’ai vécu à ce que j’imagine / Je n’en finirai pas d’écrire ta chanson / Ma France

Au grand soleil d’été qui courbe la Provence / des genêts de Bretagne aux bruyères d’Ardèche / Quelque chose dans l’air a cette transparence / Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche / Ma France

Cet air de liberté au-delà des frontières / Aux peuples étrangers qui donnait le vertige / Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige / Elle répond encore du nom de Robespierre / Ma France

Celle du vieil Hugo tonnant de son exil / Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines / Celle qui construisit de ses mains vos usines / Celle dont Monsieur Thiers a dit qu’on la fusille / Ma France

Picasso tient le monde au bout de sa palette / Des lèvres d’Eluard s’envolent des colombes / Ils n’en finissent pas tes artistes prophètes de dire qu’il est temps que le malheur succombe / Ma France

Leurs voix se multiplient à ne plus faire qu’une / Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs / En remplissant l’histoire de ses fosses communes / Que je chante à jamais celle des travailleurs / Ma France

Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches / Pour la lutte obstinée de ce temps quotidien / Du journal que l’on vend le matin d’un dimanche à l’affiche que l’on colle au mur du lendemain / Ma France

Qu’elle monte des mines descende des collines / Celle qui chante en moi la belle la rebelle / Celle de trente six à soixante huit chandelles / Ma France.

(Photo RFI)

Musique contemporaine

100302_outhear_kings_place.1267566544.jpg

Kings Place, un centre culturel proche de la gare Kings Cross à Londres, consacre à la musique contemporaine une série de concerts intitulée « Out Hear » (entendre hors d’ici). Le 1er mars, le concert était donné par le Grup Instrumental de València.

« Out Hear » nous invite à « briser notre mur du son » en nous embarquant pour un voyage excitant d’aventures sonores dans les mondes de la musique contemporaine / expérimentale, la gymnastique vocale, l’improvisation, le spectacle d’avant-garde et multimédia. Cette série de concerts est organisée par Kings Place, qui est à la fois le siège londonien du quotidien The Guardian, un centre de conférences et un pôle d’art contemporain.

Dirigé par Joan Cerveró, l’ensemble instrumental de Valence (http://www.grupinstrumental.com) associe des instruments classiques, de la musique électronique et une chanteuse de Flamenco. Il joue des œuvres composées pour la plupart par de jeunes musiciens espagnols entre 1978 et 2007. Pour l’auditeur novice que je suis, elles sont dérangeantes. En apparence, l’orchestre se présente de manière tout à fait classique, avec un chef donnant le tempo, un violon, un violoncelle, une trompette, une flûte, des percussions. Mais les sons qui sortent des instruments ne répondent pas aux critères habituels : la violoncelliste utilise la caisse de son instrument comme percussion, le flûtiste fait entendre le râle de sa respiration, le percussionniste gratte la peau de son tambour. Une musique électronique restitue une ambiance sonore proche de celle d’une grande ville, parfois distincte, parfois assourdie.

Dans « pour trois couleurs de l’arc en ciel » de José Antonio Orbs, la musique est associée à des couleurs. Dans Les Sept Vies d’un Chat, de Martín Matalón, elle fournit un contrepoint à un film muet, « le chien andalou », court métrage onirique de Luis Buñuel et Salvador Dali. Dans Raís del Aire de Mauricio Sotelo, elle joue sur l’antagonisme avec un chant traditionnel, le Flamenco d’Isabel La Julve.

Rien n’est improvisé, tout est écrit, même si je peine à imaginer le langage utilisé pour transcrire de la pure recherche acoustique. Peu à peu, nous entrons dans le jeu et constatons que ces musiciens audacieux nous ont aidés, vraiment, à dépasser nos préjugés confortables, à briser notre mur du son.

(Photo Kings Place)

Le Flamenco de Rafaela Carrasco

100221_rafaela_carrasco2.1266776380.jpg

Dans le cadre du Festival de Flamenco de Londres, la compagnie Rafaela Carrasco vient de présenter son spectacle « Vamos a tiroteo ».

Le spectacle est construit à partir d’une chanson Flamenco de 1931, « vamos a tiroteo », allons à la chasse aux palombes. C’est pourtant une interprétation résolument moderne de la tradition du Flamenco que nous propose Rafaela Carrasco. Aux traditionnelles guitares s’ajoutent un violoncelle et un piano. Il y a des innovations grinçantes, comme la Sévillane dansée par des hommes vêtus des robes traditionnellement portées par les danseuses, alors que Rafaela elle-même revêt souvent un pantalon.

Les éclairages jouent un rôle important dans le spectacle. Les danseurs glissent d’un spot de projecteur à l’autre, et l’intervalle d’ombre est à l’image du silence que Rafaela nous propose d’écouter. « Les gens ne sont pas habitués au silence du Flamenco, seulement à beaucoup de bruit. Dans le Flamenco, nous sommes habitués à beaucoup de son, beaucoup de percussion, beaucoup de cris. Et j’avais très envie de chercher le silence, de chercher le son d’une main, le son d’une tête ou d’un regard dans le silence, et même de rendre les gens un peu nerveux » (interview à flamenco-world, 17 juin 2004).

(Photo Rafaela Carrasco, wwew.rafaelacarrasco.com)